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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

mence par anathématiser la vie actuelle, et elle arrive enfin au ciel pour y retrouver cette même vie actuelle. Tout y sera réhabilité, la grande apocastase va tout rétablir : « Qui modo vivit, erit, nec nec me vel dente vel ungue fraudatum revomet patefacti fossa sepulchri, » chante le poète Aurèle Prudence (Apotkeos. de resurr. carnis hum.) : L’homme ressuscité n’aura pas même perdu ses ongles et ses dents. N’en riez pas, ne désavouez pas tant cette foi qui vous parait incivilisée et matérialiste ; elle est la seule qui soit sincère et vraie ; l’identité personnelle sans l’identité corporelle serait une absurdité.

L’homme religieux abandonne les joies terrestres, il se récompense par celles du ciel ; or les joies célestes sont les terrestres débarrassées de tout obstacle et de tout danger. Elle atteint ainsi, par un détour, le but que l’homme naturel s’était proposé : elle sacrifie l’objet à l’image de l’objet. L’autre monde, c’est le monde actuel vu dans la glace de l’imagination ; l’image magique et religieuse est l’original du monde terrestre ; cette vie actuelle est une misérable ombre projetée par la céleste ; le monde céleste, c’est le monde terrestre regardé dans l’image et débarrassé de toute matière grossière, c’est le monde actuel embelli ; ou, ce qui revient au même positivement parlant, c’est la belle vie actuelle par excellence.

L’amélioration et lembellissement supposent une critique, un déplaisir mais au milieu de ce reproche se trouve la silencieuse satisfaction que j’ai de la chose en elle-même ; je veux changer sa qualité et non sa substance, car je ne veux pas détruire la chose ; une maison qui me déplaît tout à fait, je ne l’embellirai pas, je l’abattrai.

Ainsi, la croyance au monde futur d’outre-tombe abandonne le monde actuel parce qu’elle est choquée par les déplorables qualités de ce monde terrestre ; la joie, par exemple, plaît au croyant, mais il la voudrait sans interruption, il la transplante donc de la terre au ciel, au royaume de l’éternelle joie ; son Dieu chrétien n’est ici rien autre chose que la joie interrompue comprise comme sujet, ou personnifiée ; le chrétien aime la Joie, il aime aussi l’Individualité, il prend donc l’une comme l’autre dans la forme la plus raffinée : leur combinaison s’appelle Dieu ; c’est la lumière qui plaît au chrétien, la pesanteur lui déplaît, car elle lui paraît