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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

duite de Dieu des choses qui me sont incompréhensibles, j’ai beaucoup de peine à réconcilier la haine qu’il a pour le péché avec la providence, et cette épine m’est si incommode que si quelqu’un me la peut ôter, je me déclare sans balancer pour lui. » Ce sont là des aveux dont la critique se hâte de prendre acte : une grande et juste douleur, comme une grande et juste joie, fait toujours entendre le vrai du fond de l’âme humaine[1].

Le christianisme, je le sais, s’est bien gardé de se prononcer contre la chair et la matière, comme les manichéens par exemple l’ont fait ! il se montra même très furieux contre eux et brandit le glaive sur tours têtes. Saint Augustin surtout y était à l’apogée de sa gloire (contre Fauste, 29, 4 ; 30, 6), mais aussi Clément d’Alexandrie (Stromata, III) et saint Bernard (Super Cont., Serm. 66) rompirent des lances contre ces hérétiques qui avaient le courage de la parole. L’Église préféra de dissimuler, elle se fit inspirer par une pseudologique qui au premier coup-d’œil avait l’apparence de la logique, mais qui ne tient pas contre un examen critique. Toute la différence, en d’autres termes, est que les orthodoxes disent indirectement ce que les hérétiques disent directement. Delà le reproche qu’on leur lit d’avoir dit des choses indécentes ; ce qui était encore une ruse peu décente des orthodoxes, car ils savaient probablement fort bien qu’on ne peut pas parler arithmétique et logarithmes dans une discussion sur les fonctions

  1. Certes, ce martyre psychique, pendant toute une longue vie, paraîtra à bien des personnes plus dur que le martyr classique de quelques heures, pour lequel l’église a canonisé tant de saints. Il ne faut pas reprocher à l’église cet enthousiasme un peu matérialiste, ni trop diminuer, comme Gibbon, l’authenticité historique des martyrologes ; mais d’un autre côté il ne faut pas oublier que la douleur et le plaisir physiques étaient bien plus dans les mœurs antiques que dans les nôtres, on était bien plus accoutumé à faire et à voir souffrir (les guerres, les jeux publics, le code pénal, la servitude, les sacrifices) et partant peut-être à souffrir plus que nous ; peut-être doit-on dire la même chose du moyen-âge qui, comme l’antiquité, versait de mille manières raffinées le sang humain à flots. Les tourments païens infligés pendant trois siècles, mais avec des intervalles, aux chrétiens, et les tourments catholiques infligés aux hérétiques pendant quatorze siècles et sans intervalles, ont assurément moins fait vibrer le système nerveux des spectateurs d’alors que ne le feraient le nôtre. Le martyr d’aujourd’hui, qui n’a plus pour point d’appui la croyance ancienne, est donc bien plus admirable. (Note du traducteur.)