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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

théâtre du monde naturel sera fermé à jamais. En d’autres termes : la fin du monde chez les chrétiens était une idée produite par l’âme affective, par le désir languissant, la peur et le désespoir ; chez les païens elle était produite par l’intelligence et par l’intuition de la nature.

Le christianisme, dit-on, a voulu introduire dans la société une liberté purement et simplement spiritualiste. Très bien, mais qu’est ce que cette liberté qui reste hautainement dans l’esprit sans daigner se manifester dans la politique et dans les institutions ? Malheur à celui qui s’imagine de pouvoir vivre libre intérieurement et esclave extérieurement ; il ne sait pas que l’esprit et corps ne font qu’un au fond. La volonté bien disciplinée est assez forte pour faire disparaître théoriquement à nos yeux les bornes palpables, manifestes qui font un esclave de notre corps ; mais elle ne pourra jamais nous débarrasser des bornes secrètes, de celles qui viennent de la nature de l’objet même et qui, sans que nous y fassions grande attention, nous enlacent de tout côté avec une puissance bien plus forte. Contre ces dernières il n’y a qu’un moyen pratique, physique, c’est de rompre ouvertement avec l’objet qui nous est hostile. Le christianisme, par exemple, qui regarde pour son ennemie la matière, doit nécessairement arborer le drapeau de l’affranchissement extérieur à côté de celui de l’intérieur ; cela signifie que le christianisme ne peut pas se contenter de prêcher l’abstinence et la continence spirituelles, l’abnégation et la fuite spirituelles, mais qu’il doit forcément en faire l’application. Cette application s’appelle vie monacale.

Et du reste, pourquoi voulez-vous, chrétiens, avoir une épouse si votre apôtre vous a dit : « Ayez-la comme si tous ne l’ayez pas » ; c’est là une permission un peu précaire, ce me semble, et veut ferez sans doute mieux de ne pas épouser du tout. Avoir une chose comme si l’on ne l’avait pas, est en outre, soit dit en passant, ou une locution astucieuse, insidieuse. ou une mauvaise plaisanterie. Saint Antoine était conséquent ; après avoir entendu le fameux verset : « Veux-tu devenir parfait, va, et vends tous tes trésors et donne l’argent aux pauvres ; alors tu gagneras le trésor céleste. viens et suis moi » — ce jeune aristocrate se défit littéralement de toute sa fortune, il réalisa donc franchement et dans le domaine de la matière ou des sens, la théorie religieuse ; sans cela