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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

se sentira une aversion invincible pour la nature et les choses naturelles. L’homme, en devenant de plus en plus subjectif, souffre alors de tout ce qui se rapproche objectivement de lui ; il devient extrêmement sensible, son imagination se détourne avec dégoût aussitôt qu’elle vient de heurter contre une chose qui a le malheur de lui déplaire ; « Si Adam n’eût pas été séduit par Ève et le serpent, nous n’aurions pas aujourd’hui des ours, des loups, des lions ; il n’y aurait aucun désagrément pour l’homme dans toute la création ; point des épines, des chardons, des orties, point des des maladies, point des rides au front, il n’y aurait point à souffrir des maux à la tête, à la main, au pied… Voilà tout ce que le péché originel nous a préparé, toute la créature en a été souillée et polluée : le soleil aurait été plus brillant, l’eau plus limpide, la végétation plus abondante (Luther, I, 322) »[1]. Un homme indépendant et objectif trouve certainement beaucoup de choses rebutantes dans la nature, mais il ne s’en révolte pas à tout instant, il les comprend comme une partie du Grand-Tout, il les évite, il discipline en même temps sa subjectivité trop chatouilleuse, et tout est dit. Un homme subjectif, au contraire, qui ne vit que dans l’intérieur de son âme et de son imagination, éprouve un dégoût tout particulier, et, ce qui est un vrai tourment pour lui, il ne peut plus détourner son regard des choses qui lui répugnent.

Il ressemble a ce malheureux enfant-trouvé, qui dans la plus belle fleur ne voyait rien si non les petits scarabées noirs qui y couraient ; cet individu ne pouvait jamais jouir de ses formes, de sa couleur ni de son odeur. Un homme tellement subjectif prendra toujours ses sensations individuelles pour mesure de ce qui devait être et qui n’est pas ; il ne sait pas que ce qui lui plaît, ne saurait exister sans ce qui lui déplaît. Il ne veut point entendre parler des lois si ennuyeuses de la logique et de la physique, il voit tout par les lunettes de son imagination, Tout, se dit-il, doit me plaire, et s’il rencontre une chose affectant désagréablement ses sens, il crie. Ainsi, il trouve belle la vierge, il trouve belle aussi la mère : mais ce qui est entre l’une et l’autre, la femme enceinte, la femme en couches, il s’en détourne avec désenchantement et dégoût ; voilà le christianisme.

  1. Le talmud dit cela aussi.  (Le traducteur)