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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

Il y a toutefois une remarque à faire sur le rapport du but et des moyens. L’action ordinaire, qui poursuit une tendance naturelle décrit, on le sait, un cercle : elle prend pour point de départ le but et elle y retourne, la périphérie qu’elle parcourt, c’est la réalisation à l’aide des moyens. L’action miraculeuse au contraire réalise son but sans employer des moyens, elle effectue une identité immédiate du désir et de son accomplissement ; cela signifie qu’elle décrit aussi un cercle, non curviligne, mais en ligne droite. C’est là en effet la figure mathématique du miracle, figure impossible, mais ni plus ni moins impossible que de vouloir construire le miracle par déduction philosophique. Un cercle sans périphérie, un fer de bois ou un bois de fer, sont aussi contraires à la raison que le miracle. Avant de discuter la possibilité pratique du miracle, il faudrait d’abord prouver sa possibilité théorique ou idéale, c’est-à-dire, prouver que l’idée du miracle peut être pensée. Cela serait penser ce qui n’est pas susceptible d’être pensé, ou donner sens au non-sens.

On se laisse égarer par la présentation du miracle comme fait physique accompli, et cela fait croire à la possibilité de le penser. On s’imagine le miracle, mais on ne le pense pas pour cela ; l’imagination n’est pas la pensée, une chose imaginable n’est pas pour cela même pensable. On intercale des représentations matérielles pour remplir la lacune de la contradiction, et cette intercalation séduit notre intelligence. Le miracle de l’eau métamorphosée en vin, par exemple, ne dit rien autre chose que : de l’eau, c’est du vin ; voilà l’identité de deux sujets, ou de deux attributs, absolument contradictoires qui s’excluent l’un l’autre car dans la main du faiseur de miracles il n’y a pas la moindre différence entre ces liquides, et la métamorphose n’est que la manifestation matérielle de cette identité absurde. Mais, remarquez bien que la métamorphose couvre ici la contradiction, parce que l’imagination y interpose la notion du changement. On oublie cependant que ce changement n’est pas organique, mais brusque, absolu, immatériel, une véritable creatio ex nihilo. Dans l’acte mystérieux qui constitue le miracle, l’eau est en même temps et au même endroit du vin, ou — ce qui revient au même, du fer est du bois.

De l’eau est un objet pour nos sens, du vin l’est aussi ; nous voyons là de l’eau, plus tard nous y voyons du vin, mais le miracle n’est pas un procédé de la nature, c’est un simple temps parfait