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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

les transes du désespoir pour finir dans les transports du bonheur suprême ; c’est là la prière de l’amour inconsolable ou du moins inconsolé, la prière douloureuse comme une Mater dolorosa portant les pointes de tant de glaives en pleine poitrine, la prière enfin qui exprime la puissance immense du Cœur. Quand l’homme prie, il apostrophe son Dieu en le tutoyant, c’est-à-dire, il l’appelle tout haut son Alter-Ego; il confesse à Dieu, comme à l’être le plus intime, toutes les secrètes pensées qu’il s’était si longtemps gêné de prononcer. Il prononce ces désirs, dans l’espoir de les voir remplis ; autrement il ne prierait point. Si l’homme pieux voit que Dieu ne lui donne pas ce qu’il a prié, il se console par l’idée que la réalisation de cette prière salutaire : « Nullo igitur modo vola aut preces sunt invita aut infrgiferae, et recte dicitur, in petitione rerum corporalium aliquandoOcum exaudire nos, nuit ad vuluntatem nostram, sed ad salutem (Mélanchthon : Derlam. III, orat. de precat.) » : mais cela ne fait rien à la tendance générale. Ne prie pas qui veut : il faut pour cela totalement oublier l’idée de l’univers, d’après laquelle tout ici-bas n’est que médiat, tout effet a une cause naturelle ; un désir ne se réalise que quand on se le propose sérieusement pour but, et qu’on y emploie les moyens suffisants. Un individu qui ne se défait pas de cette manière de penser, ne priera jamais, il travaillera à la sueur de son front pour réaliser ce qu’il peut de ses désirs, mais ceux qui restent en état imaginaire, il les regardera comme subjectifs ou de pieux désirs, et cela sans une émotion énorme ; il tempérera toujours son chagrin par l’aspect raisonné des rapports et des relations sans nombre de l’univers matériel et intellectuel. Dans la prière au contraire l’homme ne prend aucun égard à la connexité et à la nécessité des choses : l’âme n’y veut qu’elle-même. L’homme priant oublie les limites, et cet oubli rend heureux.

La prière est un dialogue de l’individu humain séparé en deux ; elle doit donc être prononcée à haute voix, distinctement, avec ex- pression. La prière monte du fond du cœur, et l’impulsion de celui-ci est si forte qu’elle détruit la serrure des lèvres : la prière les franchit avec une force irrésistible et, remarquez-le bien, spontanée, involontaire : oratio signifie aussi bien prière que discours. Dans la prière l’homme s’objective à lui-même, de là son incalculable puissance morale. Pour discourir, il faut se recueillir ; de même