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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

blaient quand on les força de parcourir leurs montagnes et de scier un arbre âgé ; le Bramine n’ose presque ni marcher ni boire, parce que à chaque pas et à chaque bouchée d’eau il va détruire une foule de petits êtres, et il est pour cela tenu à faire pénitence jour et nuit ; les Hellènes ne traversaient aucun fleuve sans s’être lavé les mains ; l’adorateur d’Ormuzd ne marchait jamais à pieds nus sur le sol sacré. Dans le sacrifice l’essence de la religion trouve sa véritable expression : l’homme y arrive dans sa contrition, dans le sentiment de sa dépendance, comme un humble serviteur, mais après avoir sacrifié il s’en va triomphant comme un maître de la nature. Nous commençons par adorer la divinité de la nature, nous finissons par trouver celle de l’homme.

Nous commençons par un être suprême qui n’est rien autre chose qu’un être météorologique, auquel on s’adresse pour la pluie et le beau temps, et que nous faisons céder à notre prière ; nous finissons par le Dieu anthropomorphe de la trinité.

La prière est l’expression d’un désir. Le désir, voilà le grand mot qui renferme en lui l’existence des dieux bienveillans. « Bénir, dit Luther, signifie au fond souhaiter du bien à quelqu’un. » En d’autres termes : les hommes prononcent leurs désirs et les dieux les accomplissent. Le mot Dieu n’exprime dans la conversation pas d’autre chose : « que le bon Dieu te donne de la fortune » signifie : « je te souhaite de la fortune ; » la première phrase est augustinienne, religieuse, objective, la dernière est pélagienne, irréligieuse, subjective. Et certes, comme les dieux sont des êtres surhumains et surnaturels, nos désirs le sont aussi dans l’ancienne langue germanique le verbe wünschen (souhaiter, désirer) signifie zaubern (enchanter, faire de la magie).

Les désirs d’une nation sont toujours en proportion directe avec ses dieux, et vice versa.

On peut voir ce que c’est que la religion, quand on prend en considération l’irréligion. L’homme s’adresse aux dieux surtout lorsqu’il est dans la misère, et il les néglige dans le bonheur. Cette remarque que les pieux, parmi les païens, ont déjà faite, témoigne en faveur de ma théorie ; les désirs humains sont incomparablement plus puissans dans les mauvaises situations, et les dieux sont de la sorte véritablement les désirs personnifiés, abstraction faite de toute limite temporelle et locale. Le simple Désir, la Volonté est ce qui