Page:Feuerbach - Qu'est-ce que la religion ?,1850.pdf/173

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
161
L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

vous donc si peu de cas de vos autres faiblesses, que vous devez pourtant percevoir à chaque moment, quand vous mesurez votre Moi et un idéal vers lequel vous marchez ? Vous avez beau dire Dieu a été concilié par le grand sacrifice du Fils éternel : ce Dieu ne se défait point de la possibilité, de la faculté qu’il a de manifester sa colère ; cette terrible colère divine reste en essence, et la conciliation n’est qu’une apparence, qu’un remède palliatif. Saint Aurèle Augustin, ce sophiste fervent, se trompe singulièrement (Cité de Dieu, IX, 5 ; XV, 95), et Lactance a raison : la colère du Dieu chrétien veut être entendue dans un sens littéral ; elle est loin d’être une allégorie, d’autant plus que la négation de cette colère, la conciliation, est entendue littéralement, comme ayant été un fait isolé, matériel, historique, local. Si vous appelez l’une allégorie, appelez l’autre aussi allégorie. Or, votre Dieu est une personnalité ; vous appuyez si fortement sur cette conception : agréez-lui donc ce qui appartient spécialement aux personnalités, c’est la faculté de s’apercevoir d’un affront et d’y réagir, c’est-à-dire, de se mettre en colère. Le stoïcien, au contraire, ne demande pas qui, mais quoi est Dieu ? Et, content de savoir que c’est la vertu qui est l’Essence de ce Dieu, le stoïcien parle de la Divinité en singulier et en pluriel, sans attacher beaucoup d’attention à cette différence grammaticale.

L’individualité personnelle n’est point un attribut exclusif de Dieu, et le Démon des chrétiens lui aussi est un être individuel, tandis que le vrai criterium, le véritable caractère distinctif de la divinité est l’ensemble de toutes les qualités sublimes, belles et bonnes ; bref, le divin, en sens neutre et impersonnel : To théion, comme disaient les Hellènes. Mélanchthon a parfaitement le droit de dire : Deus vere irascitur (dans sa Philos. Mor.), et, en le disant, il a raison contre des théologiens qui nous parlent d’allégorie ou de symbole.

Les païens avaient du péché une idée aussi profonde que riche ; il leur était le plus affreux de tous les malheurs dont l’homme peut être accablé : Tibi persuade, dit Cicéron (Epist. ad. famil., 5, 24), praeter culpam ac peccatum homini accidere nil posse quod sit horribile aut pertimescendum. Le péché lui-même était, selon eux, le châtiment du péché ; cette idée est assurément plus sublime que toute autre : Prima et maximus peccantium est poena paccasse… sceleris in sceler supplicium est (Epist. Cic. 97), et