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LA RELIGION

transcendant, c’est-à-dire, ils ont des vœux transcendants, infinis, dépassant par leur portée l’homme et le monde, en un mot, absolument fantastiques. Les chrétiens veulent être infiniment plus heureux que les dieux de l’Olympe. Leur désir est un ciel dans lequel toute limite, toute nécessité de la nature disparaîtront ; dans lequel il n’y aura plus ni besoins, ni souffrances, ni blessures, ni combats, ni passions, ni changements, ni alternatives de jour et de nuit, de lumière et d’ombre, de plaisir et de douleur, comme dans le ciel des Grecs[1]. L’objet de leur foi n’est plus un dieu déterminé qui s’appelle Jupiter ou Neptune, mais le Dieu purement et simplement, le Dieu sans nom, parce que l’objet de leurs vœux n’est pas un bonheur terrestre qu’on puisse décrire, une jouissance déterminée comme celle de la liberté, de l’amour, de la pensée, mais une jouissance qui contient toutes les autres, infinie, indicible, indescriptible. Dieu et félicité sont une seule et même chose. La félicité, en tant qu’objet de la foi, de l’imagination, c’est Dieu ; Dieu, en tant qu’objet de la volonté[2], des désirs, des aspirations du cœur, c’est la félicité. Dieu est un concept qui n’a que dans la félicité sa vérité et sa réalisation. Aussi loin que s’étend

  1. « Là où est Dieu, dit Luther, là doivent se trouver tous les biens, tout ce qu’on peut désirer. » Le Coran dit de même des habitants du paradis : « Tous leurs désirs seront comblés. » — Seulement ces désirs sont d’une autre espèce.
  2. La volonté, telle que l’entend le moraliste, n’appartient point à l’essence spéciale de la religion ; car je n’ai pas besoin de l’assistance des dieux dans toutes les circonstances où la volonté me suffit pour l’accomplissement de mes desseins. On peut être moral sans croire à Dieu, mais heureux, heureux dans le sens chrétien on ne peut l’être sans Dieu, parce que la félicité céleste dépasse la puissance de la nature et de l’humanité et suppose pour sa réalisation un être surnaturel qui peut ce qui est impossible à l’homme et à la nature. Kant, en faisant de la morale l’essence de la religion, était avec le Christianisme dans le même rapport qu’Aristote avec la religion grecque lorsqu’il faisait de la pensée l’essence même des dieux. Un Dieu qui n’est qu’intelligence pure n’est pas plus un Dieu qu’un être purement moral ou la loi morale personnifiée n’en est un.