Page:Feron - Le manchot de Frontenac, 1926.djvu/79

Cette page a été validée par deux contributeurs.
77
LE MANCHOT DE FRONTENAC

bonshommes de pailles sont tout massacrés, c’est à croire que Maître Turcot était véritablement enragé et qu’il n’a vu que nuage et fumée ! Oui, il a fait un vrai massacre. N’importe ! je lui ai joué un bon tour !

Et Maître Baralier se mit à rire… mais rire à se tordre !

Mais il riait seul, le peuple ne riait pas, tant il était statufié.

Après avoir bien ri, Baralier leva le nez en l’air et regarda un moment le pendu.

— Eh bien ! reprit-il, je voudrais bien connaître celui qui a joué à Maître Turcot ce tour qui bat le mien ! Ah ! tel que je le vois, je suis sûr qu’il ne songe plus à tuer des bonshommes de paille !

Une femme dans la foule cria tout à coup :

— C’est assez de honte et de sacrilège comme ça… décrochez ce cadavre !

Cette femme parut avoir raison, on l’approuva.

Un bourgeois clama :

— Qu’on coupe la corde !

Aussitôt un galopin grimpa aux épaules d’un grand gaillard et, armé d’un couteau, il réussit à trancher la corde juste au-dessus de la tête du pendu.

Ce fut une chute étrange, molle, légère qui se produisit, au lieu d’une chute lourde, et le pendu s’affaissa sur le perron de pierre sans faire plus de bruit qu’un paquet de linge.

Un cri de surprise retentit… Les premiers à se presser autour du cadavre, et entre autres Baralier, découvrirent à leur confusion qu’ils n’avaient sous les yeux qu’un mannequin revêtu des habits du suisse de Monseigneur l’évêque.

L’éclat de rire qui suivit fut assourdissant…

Tout de même et longtemps après cette affaire qui avait failli mettre en délire de folie toute une ville, on pouvait entendre dans les chaumières du pays, à la nuit venue, les couplets d’une longue et triste complainte, parmi lesquels on remarquait celui-ci :

Au clocher pendait Turcot,
Avec son rouge manteau,
Son épée, sa hallebarde,
Son bicorne et plume au vent,
Avec sa face blafarde
Et dans ses souliers d’argent

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’automne s’écoula, l’hiver suivit et vint le printemps avec son soleil lumineux et chaud, ses brises caressantes et parfumées, ses verdures magnifiques, ses fleurs éblouissantes.

On n’avait plus entendu parler de Maître Turcot, et son logis était demeuré vide et clos.

Mais dans l’impasse, par un beau matin de juin, alors que le soleil laissait tomber quelques-uns de ses rayons d’or, on aurait pu voir par la fenêtre ouverte de la bicoque, la jolie tête dorée d’Hermine Turcot. Toujours rose et fraîche, mais un peu triste, elle cousait.

Durant deux mois la jeune fille avait été très malade ; mais à forces de soins la brave mère Benoît avait réussi à sauver la vie d’Hermine.

On avait fouillé le logis du suisse, et sous le plancher et cachés dans une vieille marmite de fer on avait trouvé trois mille écus d’argent. C’était probablement toute la fortune de Maître Turcot, et Hermine, naturellement, héritait des écus. Après sa maladie elle était revenue à son domicile de l’impasse qu’elle avait bien vite remis en ordre, et elle avait repris sa vie de recluse en pensant à Cassoulet, le bien-aimé.

Cassoulet !

Ah ! de lui non plus on n’avait jamais entendu parler !

Était-il mort ?

Toute la cité le pensait, seule Hermine doutait et espérait.

Elle n’avait donc cessé de vivre de son souvenir, et si elle avait échappé à la mort, c’était dû, pour beaucoup, à son espérance de revoir le lieutenant des gardes de Monsieur de Frontenac.

Souvent la mère Benoît disait :

— Ah ! ma pauvre fille, c’est pas la peine de vous torturer la cervelle pour lui, s’il n’était pas mort il vous donnerait de ses nouvelles.

Hermine répliquait avec son sourire confiant :

— Une voix me dit qu’il n’est pas mort, madame Benoît, et je l’attends toujours, car je me suis donnée à lui, je serai sa femme.

Eh bien ! ce matin de juin, vers les dix heures, un lutin parut tout à coup dans la porte ouverte de la jeune fille.

La pauvre enfant demeura si surprise