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LE MANCHOT DE FRONTENAC

haute stature, pour une seconde, domina toute la foule ahurie, puis il fit un bond de géant, se rua contre les rangs serrés de la masse du peuple et s’ouvrit un passage effrayant. Et la stupeur demeurait encore, que le suisse avait disparu.

Une nouvelle clameur retentit :

— Il fuit ! Il fuit !…

Sur l’ordre de Frontenac les gardes se jetèrent à la poursuite de Maître Turcot, mais ils ne le rattraperaient pas. Maître Turcot avait disparu comme par magie… peut-être avalé par le diable !


XVI

LE PENDU DE LA CATHÉDRALE


Tout le reste de la nuit des groupes demeurèrent rassemblés sur la Place de la Cathédrale, n’en finissant pas de commenter l’affreuse tragédie.

Des malédictions volaient de temps à autre à l’adresse de Maître Turcot.

De temps à autre aussi on plaignait Cassoulet dont la disparition intriguait à l’excès.

On n’oubliait pas de plaindre bien fort la pauvre Hermine.

Enfin, vers l’aube, la place se vida tout à fait.

Puis le soleil se leva resplendissant.

Or, des artisans qui traversaient la Place de la Cathédrale en se rendant à leur travail s’arrêtèrent brusquement devant le temple, et leurs yeux étonnés et épouvantés à la fois se fixèrent sur le corps d’un homme qui pendait à une corde au-dessus de la porte de la cathédrale. Et cet homme était coiffé d’un bicorne noir galonné d’or, enveloppé d’un manteau rouge, et chaussé de souliers d’argent. Bien qu’on ne vit pas sa face cachée par le collet relevé du manteau et le bord du chapeau, ce nom courut de bouche en bouche :

— Maître Turcot !

Sur le coup ces artisans demeurèrent béants, comme pétrifiés. Puis, sortant de leur torpeur, ils donnèrent l’alarme.

Ce fut l’éclair qui sillonne la rue : la cité entière apprit avec stupéfaction que Maître Turcot pendait par le cou au clocher de la cathédrale.

En moins d’une demi-heure toute la population s’était rassemblée sur la place, et là, elle demeura ébahie devant le cadavre de Maître Turcot au bout de la corde.

Que s’est-il passé ?

On se le demandait avec une âpre curiosité.

Mais qui pouvait expliquer ce mystère ?

On fit les conjectures les plus insensées :

— C’est Cassoulet qui a fait le coup !

— Ou bien Baralier qui est sorti de la tombe pour se venger et pour venger sa femme et son fils !

On avait à peine prononcé le nom de Baralier qu’on vit celui-ci tout à coup fendre la masse du peuple et s’avancer vers la porte de la cathédrale. On s’écartait de lui avec une superstitieuse terreur. Maître Baralier sorti de la tombe. Maître Baralier, un revenant qui venait se réjouir de la mort de son assassin !

Mort ou vivant, réel ou revenant, Maître Baralier — car c’était bien lui — s’approcha en ricanant et s’arrêta sous le pendu et se mit à le considérer avec une joie muette.

La foule regardait cet homme avec épouvante.

Était-ce bien un spectre ?

Un homme, plus hardi que bien d’autres, osa s’approcher et le toucher.

— Ah ! ça, dit-il, vous n’êtes donc pas mort ?

Maître Baralier sourit, frotta ses mains et répliqua :

— Non, grâce à Dieu ! Ah ! ce que j’ai eu du nez en allant la nuit dernière héberger avec ma femme et mon fils chez des amis ! Car n’a-t-on pas affirmé que Maître Turcot était venu chez nous dans la nuit pour nous assassiner ?

— C’est vrai, dit l’homme.

— Oui, mais ce n’est ni moi, ni ma femme, ni mon fils qu’il a assassinés, mais des bonshommes de paille que j’avais couchés dans nos lits. Car, voyez-vous, après l’alerte d’hier, je me doutais qu’on tenterait de nous faire un mauvais parti ; seulement, je ne me doutais pas que ce serait mon ami Maître Turcot ! Non, je n’aurais jamais suspecté Maître Turcot. N’importe ! j’avais pris mes précautions.

L’étonnement médusait le peuple qui entendait ces paroles.

— Naturellement, ce matin, poursuivit Maître Baralier, je me suis rendu à ma maison pour voir si mes gens étaient encore vivants. Ah ! si vous voyiez ça, mes