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LE MANCHOT DE FRONTENAC

sant avec épouvante. Non, non, monsieur… mon père est innocent !

Puis la jeune fille s’écrasa à genoux, joignit les mains, leva vers le ciel noir son visage mouillé de larmes et cria encore :

— Sauvez Cassoulet ! Sauvez Cassoulet !…

Le spectacle était curieux et fantastique. Toute la place de la Cathédrale était illuminée par les lueurs rougeâtres et fumeuses des torches brandies par la foule. Et sous ces clartés rouges qui s’agitaient sans cesse, se massait une foule bizarre d’êtres humains qui n’étaient que de diffuses silhouettes. Et parfois un silence profond se faisait de toutes parts, puis tout à coup un hurlement faisait trembler l’espace. Un remous se produisait, il y avait une poussée vers le temple, et l’on eût pensé que cette foule voulait emporter l’église d’assaut.

L’arrivée de l’évêque apaisa le peuple.

— Monseigneur, dit le comte de Frontenac au prélat très étonné, je vous prie de me pardonner si je vous ai fait mander, mais il se passe des choses si extraordinaires que j’ai jugé votre présence nécessaire. Voyez ces hommes, ils voulaient enfoncer la porte de votre cathédrale ; mais je les ai empêchés.

Puis le comte fit le récit de ce qu’il avait appris sur le compte de Maître Turcot. Et comme si le peuple eût voulu confirmer les paroles de son chef, une nouvelle clameur s’éleva :

— Mort à Turcot !… Il a assassiné, Baralier, sa femme et son fils !

Très pâle, l’évêque n’osait en croire ses oreilles.

— Et vous dites, monsieur le gouverneur, que votre lieutenant des gardes est là, dans la cathédrale, et qu’il y gît inanimé ?

— Cassoulet, oui, Monseigneur. C’est la fille de Maître Turcot qui l’a déclaré.

Le peuple s’agitait encore, criait, hurlait, balançait plus violemment ses torches et ses lanternes.

— Ouvrez cette porte ! commanda l’évêque.

Les gardes, la maréchaussée et le bataillon d’infanterie continrent difficilement la foule qui voulait entrer aussi.

Mais ni l’évêque, ni le gouverneur, ni les officiers ne virent de cadavre dans l’église. Mais un porteur de torche glissa dans une mare de sang. Il y eut un mouvement de recul et d’horreur. En même temps on découvrit une rapière cassée en deux tronçons, et l’un de ces tronçons demeurait dans la mare de sang.

Frontenac toucha au sang, et il le trouva encore tiède.

Mais il n’y avait là nul être humain… ni Maître Turcot, ni Cassoulet.

La foule savait déjà l’histoire de la mare de sang et de l’épée brisée, et elle commentait l’événement ou le mystère avec stupeur.

La cathédrale fut fouillée entièrement, mais on n’y découvrit personne.

— Mais ce sang… cette épée brisée ? faisait l’évêque, réfléchissant.

— Monseigneur, dit Frontenac, je sais que cette rapière était celle de Cassoulet.

— Oh murmura l’évêque avec horreur, quel misérable a pu commettre un tel sacrilège !

À cet instant, un objet, comme venant du ciel, tomba aux pieds du bataillon qui contenait la foule. Un soldat releva aussitôt un bicorne noir galonné d’or.

— Le bicorne de Maître Turcot ! fit la foule dans un souffle de stupéfaction.

L’évêque s’approcha pour examiner le chapeau qu’il reconnut aussi.

— Il est tombé du clocher ! dit le soldat qui l’avait ramassé.

Tous les yeux se levèrent vers le clocher vaguement éclairé par les lueurs vacillantes des torches.

Des voix crièrent :

— Au clocher ! au clocher !

Mais que pouvait-il y avoir au clocher ? On l’avait deviné par le chapeau tombé ! Oui, Maître Turcot était là. Et lui, dans son épouvante, ayant voulu voir ce qui se passait en bas, il s’était penché ; mais en relevant sa tête un élant de bois avait accroché le bicorne qui était tombé. Maître Turcot avait de suite sentit tout son sang se figer, se glacer… Il était perdu, son chapeau l’avait trahi ! Dans son épouvante il s’écrasa sur les débris tout près de la cloche et se jura de ne plus remuer.

Oui, mais la foule venait de crier :

— Au clocher !

— C’est bon, approuva l’évêque, il faut savoir ce qu’il y a là !

Dix hommes s’élancèrent là-haut.

L’évêque, le gouverneur et les officiers sortirent du temple pour surveiller le clocher. La foule fit silence.

Hermine était maintenant debout, soutenue par la mère Benoît et une autre femme… En apprenant que le cadavre de