Page:Feron - Le manchot de Frontenac, 1926.djvu/70

Cette page a été validée par deux contributeurs.
68
LE MANCHOT DE FRONTENAC

le ciel ! Vous ne me défendrez donc pas de vous demander d’être à moi ?

— Je ne saurais vous le défendre, attendu que je rêve d’être à vous !

— Ô mon Dieu ! s’écria Cassoulet, était-il possible que vous me réserviez une telle joie ? Hermine, Hermine… s’écria Cassoulet pris par la folie du bonheur, laissez-moi…

Et avant que la jeune fille n’eût eu le temps de s’en défendre, Cassoulet la prenait dans ses bras et enfouissait ses lèvres dans la soie de ses cheveux d’or.

Et elle, cette Hermine, ne la repoussait pas… Elle souriait d’extase… Jamais plus grande joie n’avait rayonné dans son âme…

Et Cassoulet murmurait, ivre d’amour, ivre d’un bonheur sans pareil :

— Demain, Hermine… oui, demain, tu seras ma femme, je le jure !

Longtemps les deux amants demeurèrent ensevelis dans leur rêve d’amour. La Place de la Cathédrale s’était vidée, et le peuple s’étant retiré avec ses flambeaux, ses torches, ses falots, elle demeurait noire et silencieuse. Toutes les lumières du temple avaient été éteintes. La ville entière, plus silencieuse de minute en minute, entrait dans le sommeil. La nuit, rendue plus noire par le ciel nuageux, devenait plus froide.

Cassoulet songea tout à coup à son rendez-vous avec Maître Turcot.

— Ah ! ma chère Hermine, s’écria-t-il après un long silence, je pense bien que tout coopère pour assurer notre bonheur. Votre père m’a prié d’aller le rencontrer à la cathédrale où il veut m’entretenir d’un objet important.

— Mon père, dites-vous ? fit la jeune fille en tremblant.

— Oui, Hermine. Je conçois qu’il désire approuver notre union, car je lui ai trouvé, ce soir, une physionomie fort rassurante et de bon augure.

— Oh ! si vous disiez vrai ! s’écria Hermine avec joie. Car mon père, Monsieur Cassoulet, n’est pas méchant, bien que, parfois, il soit emporté et violent. Ses colères ne durent pas et il n’a pas de rancune.

— Je vous crois. Aussi, suis-je assuré que nous ferons bon ménage à l’avenir Maître Turcot et moi.

Et Cassoulet fit ses adieux à sa bien-aimée, baisa galamment sa main blanche et prit le chemin de la cathédrale.

Pendant un moment Hermine le suivit de loin, puis elle s’enfonça dans la ruelle où habitait la mère Benoît. Mais soit instinct, soit pressentiment, Hermine n’alla pas loin. Elle rebroussa tout à coup chemin et revint à la Place de la Cathédrale dans le dessin de guetter Cassoulet, s’assurer qu’il sortirait de la cathédrale sain et sauf et le voir s’en aller au Château Saint-Louis. Alors elle serait tranquille. Car il faut dire, bien qu’elle ne crût pas son père méchant, qu’elle avait quelque méfiance. Elle s’étonnait un peu de ce rendez-vous à la cathédrale entre Maître Turcot et Cassoulet. Pourquoi à la cathédrale ? Certes, dans ce lieu saint elle n’avait pas à redouter pour la vie de son amant ! Mais encore, un rendez-vous dans la cathédrale… Est-ce que Maître Turcot voulait jurer sur le saint autel amitié à Cassoulet ? N’aurait-il pas pu aussi bien donner ce rendez-vous

Et cette question répétée éveillait terriblement la curiosité de la jeune fille. Le temps s’écoulait long, long, long ! Ah ! Maître Turcot en avait donc bien à dire à Cassoulet ! Dix fois la jeune fille fut tentée d’aller à la porte du temple et d’écouter ce qui pouvait se passer ou se dire à l’intérieur. Une peur secrète la retenait ! Souvent une voix intérieure lui soufflait qu’on avait tendu un piège au lieutenant des gardes. Mais qui aurait tendu ce piège ? Maître Turcot ? Mais dans le temple du Seigneur ! Quel homme assez infâme attenterait à la vie d’autrui dans la maison de Dieu ? Pas Maître Turcot assurément ! Mais était-il bien sûr que le suisse et Cassoulet se trouvassent dans l’église ? Hermine n’avait pas vu le lieutenant y entrer ! Maître Turcot aurait bien pu attendre Cassoulet à la cathédrale, puis de là l’emmener ailleurs… dans un coupe-gorge peut-être, au fond d’un noir cul-de-sac… qui le savait au juste ! Et qui pouvait être assuré de ce qui se passait dans ces ténèbres épaisses ! Un crime aurait pu être commis à dix pas de la jeune fille qu’elle n’en aurait pas eu connaissance !

Dans le froid de la nuit Hermine devenait toute transie. Elle allait se mettre à marcher pour se dégourdir, quand elle avisa une ombre humaine qui traversait la Place de la Cathédrale, une ombre qui semblait venir du temple, une ombre qui venait à elle ! Est-ce Cassoulet ? Non… cette silhouette humaine semblait de haute taille.