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LE MANCHOT DE FRONTENAC

sement quitta son logis. Il entra dans le domicile d’Hermine et alla à la panoplie. Il y prit un collier d’acier, un plastron, une cotte de mailles, des brassards et des gantelets. Puis il choisit soigneusement une des rapières, longue et lourde lame que seul un bras et un poignet comme les siens pouvaient manier. Avec ces choses sous son bras il retourna chez lui. Là, il se dévêtit de ses habits du jour pour endosser le plastron et la cotte de mailles par-dessus lesquels il mit sa veste. Autour de son cou il ajusta le collier d’acier et par-dessus le collier posa la bande d’étoffe rouge. Puis il passa les brassards, mit à sa ceinture deux pistolets et un poignard, ceignit la rapière, et sur ses épaules il jeta le manteau rouge. Il se regarda… Il tressaillit violemment en s’apercevant qu’il avait oublié de mettre la culotte de soie noire, les bas violets et les souliers d’argent ! Ah ! Maître Turcot était si distrait !… N’importe ! au bout de dix minutes il était tout à fait le suisse de Monseigneur.

Il se regarda dans un miroir et sourit avec un contentement féroce.

Puis, en attendant l’heure de la cérémonie, il se mit à marcher, pensif. Un rictus mauvais s’imprimait sur ses lèvres, des éclairs traversaient ses prunelles sombres. Maître Turcot savourait à l’avance sa vengeance… une de ces vengeances dont le monde entier parlerait durant des siècles !

Il fut tiré de sa rêverie par le son des cloches de la cathédrale… l’heure était venue.

Maître Turcot assujettit son bicorne galonné d’or, prit sa hallebarde, ébaucha un sourire terrible et sortit.


XIII

AMOURS ET JOIES !


La cathédrale resplendissait de lumières.

Du Château Saint-Louis venait une troupe de soldats de la garnison précédée de tambours et de fifres, et éclairée dans sa marche par des porteurs de torches. Suivaient le comte de Frontenac, ses gardes et ses principaux officiers.

Sur la place de la cathédrale se tassait déjà la foule des fidèles. On y discutait à voix basse les derniers événements. Il y avait partout de la joie et de la confiance. Aux dernières nouvelles, ce jour-là, on avait appris que les troupes anglaises débarquées sur le rivage de Beauport deux jours auparavant s’étaient toutes rembarquées sur les navires de l’amiral Phipps. On penchait donc à croire que tout danger avait disparu. On allait donc en remercier le Ciel par des prières ferventes et des chants d’hommages. La Place était vivement éclairée par des torches, des flambeaux ou des lanternes que portaient de nombreux citoyens. Dans cette vive lumière à laquelle se mêlait, par la porte ouverte du temple, la clarté de l’intérieur, le peuple aperçut, non sans étonnement, la haute stature de Maître Turcot portant avec ostentation ses habits de suisse et ses armes. Il était là, droit, immobile, sévère, surveillant les fidèles. À le voir ainsi on l’eût pris pour une énorme cariatide sculptée au fronton de l’église. Et non loin du suisse, on aurait pu reconnaître le père Sévérin, jardinier et futur suisse de Monseigneur, qui, la figure épanouie, l’œil admiratif, ne perdait pas de vue une seconde la magnifique silhouette de Maître Turcot.

Seulement, plusieurs fidèles, qui avaient eu vent de l’incident de l’évêché, se demandaient par quel miracle Maître Turcot se retrouvait dans son manteau rouge ! Est-ce que Monseigneur, après considération, l’avait réinstallé dans ses fonctions de suisse ? Il fallait bien le croire.

Lorsque le Gouverneur apparut escorté de ses gardes, Maître Turcot s’étonna de ne pas voir Cassoulet, et il eut peur de manquer sa vengeance qu’il avait, s’avouait-il, si bien combinée. Ah ! est-ce que le diable allait s’en mêler ? À cette pensée, Maître Turcot rugit en lui-même et il trembla. Mais il fit taire ses tourments afin de ne pas trahir ses sentiments intérieurs.

Le Gouverneur et son escorte pénétrèrent dans la cathédrale, puis suivit la foule des fidèles. Mais comme l’avant-veille, le temple fut trop petit pour contenir tout le monde, et la Place demeura encombrée par le reste des citoyens et la troupe de soldats qui avait accompagné le gouverneur.

Mais Maître Turcot s’étonnait encore de ne pas voir Hermine… Hermine qui ne manquait jamais une cérémonie religieuse, un office ! Qu’est-ce que cela voulait dire ? Ah ! est-ce que Cassoulet l’aurait enlevée ? Le suisse frémit… Mais non ! Déjà, la foule sur la place s’effaçait précipitamment pour livrer passage à une jeune fille. Et Maître Turcot, avec un tressaillement de joie, entendit ces paroles dites par un bourgeois :

— Place ! mes amis, c’est la fille de Maître Turcot !

C’était bien Hermine qui, peu après, pas-