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LE MANCHOT DE FRONTENAC

der à boire, comme s’il avait pensé d’éclairer son esprit pour comprendre ce qui se passait.

Mais il n’y comprenait rien. Sa pensée lui échappait. Il n’était plus certain d’être vivant sur cette terre mortelle. Il voulut voir, savoir, comprendre… et il sortit.

Il n’alla pas loin d’abord : il pénétra dans le domicile inhabité de sa fille. À la panoplie, l’unique chose avec le crucifix que, dans sa rage la veille, il n’avait pas touchée, il prit des pistolets qu’il passa à sa ceinture et un fusil qu’il dissimula sous son ample manteau. Il quitta le logis, traversa la Place de la Cathédrale et s’enfonça dans les ruelles de la ville. Le soleil était haut, la cité animée et joyeuse. Maître Turcot marchait lentement, comme un bourgeois heureux qui se promène. Mais il allait, enveloppé comme un voleur, de son manteau dont le collet remontait à ses oreilles et avec son large chapeau rabattu sur ses yeux, de sorte qu’on pouvait difficilement le reconnaître. Il croisa des artisans et des bourgeois qui riaient et discutaient avec animation. Il croisa des femmes et des enfants qui chantaient. Il croisa des jeunes filles ravissantes qui lui rappelèrent l’image de sa fille. Mais il prenait peu garde à ces gens, car il ruminait des projets d’atroce vengeance. Une fois, il vit un gamin qui criait en soufflant dans une conque et ce gamin portait au bout d’un bâton une pancarte sur laquelle avaient été écrits ces mots :


« Battus les Anglais ! Cassoulet les a mis en déroute avec ses gardes ! Vive Cassoulet ! »


Maître Turcot sourit… mais son sourire était féroce et cruel.

— Ah ! gronda-t-il entre ses dents, Cassoulet ne jouira pas longtemps de sa gloire… Je suis tombé, il tombera !

Plus loin, un autre gamin soufflant dans une autre conque portait l’affiche suivante :


« Ce soir, à huit heures, service d’action de grâces à la cathédrale ! Accourez tous, fidèles sujets du Pape et du Roy ! »


Cette fois, Maître Turcot se sentit mal au cœur ! Qu’allaient dire, ce soir, les fidèles sujets du Pape et du Roy, s’ils ne voyaient pas à la porte du temple l’imposant suisse, le superbe Maître Turcot avec son manteau rouge, sa hallebarde et ses souliers d’argent ?…

Il continua à marcher sans s’inquiéter de la direction que prenaient ses pas.

Dans une rue qu’il ne parut pas reconnaître il s’arrêta en entendant des clameurs qui ne semblaient pas, comme ailleurs, des clameurs de joie. Il vit courir devant lui une troupe de femmes, d’enfants et d’hommes, et ces gens criaient :

— Mort à Baralier !

Maître Turcot parut sortir d’un songe. Il frissonna. Baralier ?… L’épicier du Roy ?… Il n’en était pas loin, la rue voisine ! Mais Baralier… qu’avait-il à faire avec Baralier pour le moment ? Non ! C’est Cassoulet qu’il voulait ! C’est Cassoulet qu’il cherchait !

Eh bien ! au nom de Baralier fut bientôt mêlé celui de Cassoulet ! Mais le nom de Baralier était prononcé avec fureur, tandis que celui de Cassoulet était crié avec joie !

— Qu’est-ce que tout cela signifie ? se demanda Maître Turcot.

Par l’autre extrémité de la rue sur laquelle il se trouvait accouraient d’autres groupes de citoyens qui clamaient aussi : Mort à Baralier !

Saisi de peur, le suisse s’engagea dans une rue tortueuse, déserte et sombre et se mit à courir. Il arriva bientôt à la Place de la Cathédrale. Plus loin les cris grandissaient, les clameurs tonnaient, et c’était par là où Maître Baralier tenait boutique. Maître Turcot fut tenté de rentrer chez lui. Mais la curiosité fut plus forte, et il remonta la rue. Mais il s’arrêta tout à coup en voyant du peuple apparaître à l’extrémité de la rue, du peuple que contenait un bataillon de marins. Maître Turcot s’enfonça dans une porte pour regarder. Mais il était trop loin pour bien voir. Il décida de se rapprocher. Mais il n’avait pas fait vingt pas qu’il entendit acclamer le nom de Cassoulet.

Cassoulet !…

Chose inouïe : Maître Turcot le voyait… oui, il le reconnaissait là-bas penché dans la lucarne d’une maison, et il le voyait qui parlait au peuple ! Oui, c’était lui, car lui seul portait une plume blanche à son feutre !

Son émotion était si intense qu’il chancelait tout en marchant. Car il marchait plus vite, pour se rapprocher plus tôt et pour mieux voir et mieux entendre. Car il était intrigué par ce cri sans cesse répété dans la masse du peuple :

— Mort à Baralier !

Qu’avait donc fait Baralier qu’on en voulût tant à sa vie ?

— Qu’importe !

Mais une chose certaine. Cassoulet était là !

Maître Turcot pensa à sa vengeance.