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LE MANCHOT DE FRONTENAC

te, elle vit le colosse s’arrêter subitement, lever la tête vers la lucarne où demeurait Cassoulet, puis rapidement exhiber sous son manteau un fusil, l’épauler et faire feu.

La détonation qui éclata dans l’étroite ruelle ressembla à un coup de foudre, et à ce coup la tourbe sursauta. Puis, par instinct, elle jeta ses yeux vers la lucarne où un éclat de vers brisé se faisait entendre, et elle vit qu’un projectile venait de fracasser le carreau au-dessus de la tête de Cassoulet qui souriait.

Un long rugissement partit de toutes ces poitrines où, un moment, la respiration s’était arrêtée, puis, tout à coup, la foule se rua en avant, abandonnant Baralier, balayant le bataillon de marins, s’élançant à la poursuite de Maître Turcot. Mais celui-ci était déjà disparu. N’importe ! le logis de Maître Turcot était connu. La tourbe en hurlant dévala dans la ruelle, traversa la Place de la Cathédrale et s’engouffra dans l’impasse pour s’arrêter devant le logis d’Hermine. Mais lorsqu’elle voulut forcer la porte d’entrée, elle vit Cassoulet s’élancer la rapière au poing, écarter ceux qui masquaient la porte, s’y appuyer du dos et crier :

— Arrière ! ce logis est sacré !

— On veut Maître Turcot, l’assassin ! hurla la tourbe.

— Par là ! cria Cassoulet en montrant le passage qui conduisait au domicile du suisse. Ici, c’est le logis de sa fille, et pour y entrer il vous faudra me passer sur le corps !

Le peuple comprit de suite que Cassoulet avait de bons motifs pour garder contre toute intrusion le logis d’une bonne jeune fille, et il n’insista pas.

Mais déjà des hommes et des femmes s’étaient rendus au logis du suisse qu’ils trouvèrent inhabité. Le peuple, voyant que Maître Turcot lui échappait, refoula sa colère et retrouva sa joie. Et sa joie était d’autant plus vive qu’il avait retrouvé Cassoulet sain et sauf.

— Vive Cassoulet ! cria-t-on de toutes parts.

Vingt bras vigoureux saisirent le jeune homme et l’élevèrent au-dessus de la masse du peuple.

— Qu’on le porte en triomphe au Château !

— Au Château ! Au Château !…

— Vive Cassoulet !

— Vive Monsieur de Frontenac !

— Vive le roi !…

Bientôt un immense cortège de peuple délirant, criant, gesticulant, chantant prit le chemin du Château Saint-Louis, avec Cassoulet porté sur les épaules réunies de deux solides gaillards.

Lorsque que le cortège eut traversé la Place de la Cathédrale, à sa suite se mit à marcher un gamin dont les yeux admiratifs ne se détachaient pas du lieutenant des gardes, c’était le petit Paul de la mère Benoit.

Au bout de quinze minutes le cortège envahissait la Place du Château et Cassoulet était déposé devant la porte. Alors le petit Paul se faufila au travers de la foule, parvint auprès de Cassoulet et glissa dans la main de ce dernier un petit papier. Cassoulet sourit au gamin au moment où le peuple faisait une dernière ovation à son héros et commençait à se disperser.

Cassoulet gagna rapidement sa mansarde et déplia le petit papier, Il lut :

« Je vous attendrai ce soir sur la Place de la Cathédrale, après l’office… Hermine ».

Cassoulet tomba sur son lit où il demeura longtemps immobile, inanimé… La joie l’avait presque tué.


XI

LA RAGE DE MAÎTRE TURCOT


Revenons à la veille de ce jour.

Maître Turcot avait moins supporté le coup qui lui enlevait sa charge de suisse, que les meurtrissures faites à sa gorge par Cassoulet.

Il quitta le palais épiscopal sans être trop sûr que sa tête tenait encore sur ses épaules. Il était si désemparé, que sur le moment il ne sut trop de quel côté diriger ses pas. Puis il pensa qu’Hermine avait dû regagner son logis de l’impasse de la cathédrale.

De suite il eut cette idée, pour échapper à sa honte, de quitter le pays, de s’en aller avec sa fille en France. Maître Turcot ne pourrait plus supporter les regards ironiques des fidèles, lorsqu’on verrait à la porte de la cathédrale un autre suisse ; lorsque cette foule de bons chrétiens saurait que Maître Turcot avait été destitué par Monseigneur lui-même ; et lorsque toute la ville aurait appris que l’ancien suisse n’était qu’un hypocrite, et qu’il s’était livré à un commerce honteux pour s’enrichir. Non… Mieux valait la mort pour Maître Turcot que les regards de mépris qui pèseraient sur lui désormais. Il fuirait la ville et le pays ! Il retournerait en France. Oui, mais il ne partirait pas qu’il ne se fût vengé de Cassoulet, l’auteur de tous ses malheurs. Et grommelant, pestant, ju-