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LE MANCHOT DE FRONTENAC

hommages comme on en aurait rendus à des sauveurs. On oubliait le passé, on voulait les traiter comme des enfants chéris, plus d’animosités entre le peuple et eux, plus de griefs, plus de haine ! Les Gris étaient devenus des héros dignes de l’admiration entière de leurs concitoyens. Un jeune poète rimait déjà un poème en leur honneur. Quant à Cassoulet, s’il eût été là, le peuple l’eût encensé… mais Cassoulet n’y était pas !

Où était Cassoulet ? C’est ce que le peuple voulut savoir ! On s’enquit de par la ville. On voulait le retrouver coûte que coûte. Quelqu’un, un traître, un jaloux, un envieux, l’avait-il assassiné ? Alors, gare à cet homme ! Maintenant, les Anglais battus étaient oubliés ! Dans sa joie et son enthousiasme la population avait aussi oublié Maître Turcot et sa gorge. Oublié aussi la tentative d’assassinat contre le fils de Maître Baralier. À présent, on voulait Cassoulet pour le fêter ! De fil en aiguille on apprit toute la vérité sur l’incident de la nuit précédente à l’évêché. On sut que Maître Baralier et Maître Turcot avaient aposté des bandes de meurtriers pour occire le pauvre Cassoulet. La joie se changea en fureur ! Si les meurtriers avaient réussi leur infâme complot, on aurait trouvé au matin de ce jour le cadavre de Cassoulet, et Cassoulet mort, c’en aurait été fait de la ville et du pays : les Anglais auraient été les vainqueurs et les maîtres ! Une clameur de colère s’éleva, le peuple s’assembla et un cri partit de cinq cents poitrines :

— Mort à Baralier !

On interrompit la réjouissance pour reprendre la bataille… mais là c’était la bataille du peuple qui voulait venger l’affront fait à son plus grand héros !

— Mort à Baralier !

C’était terrible.

Des hommes qui juraient, des femmes qui brandissaient des gourdins et des enfants qui glapissaient couraient aux Épiceries Royales. Là, le tumulte fut épique. Maître Baralier, tout surpris, sortit sur son perron pour s’informer de l’événement. Une grêle de projectiles de toutes sortes l’assaillit, les vitres de sa boutique volèrent en éclats.

— Mort à Baralier ! tonnait la foule enragée.

L’épicier n’en voulut pas demander davantage, il rentra en hâte et barricada sa porte. Mais dans sa hâte il oublia de boucher et barricader les trous dans ses vitrines, et par ces trous des citoyens et des miliciens entrèrent dans la boutique. Mais déjà l’épicier s’était barricadé dans un cabinet noir de l’arrière-boutique où sa femme se mourait d’épouvante.

Sur la rue la foule devenait plus compacte, plus hurlante.

La maréchaussée, mise sur pied, voulut la disperser : elle résista, se rebella, lança des pierres et des imprécations aux gardiens de la paix publique. On manda un détachement de fantassins conduits par M. de Villebon. Furieuse, la foule se jeta contre les soldats.

Elle vociférait encore :

— Mort à Baralier !

Villebon dépêcha un lieutenant au Fort pour ramener du secours, de ses seules forces il ne pouvait maîtriser ce peuple déchaîné.

Alors des cris de joie et des applaudissements retentirent : on venait de voir apparaître sur le perron de la boutique Maître Baralier prisonnier aux mains de deux artisans et de deux miliciens.

— À mort ! À mort !…

Les deux miliciens et les deux artisans jetèrent Baralier dans la rue et à la foule. Celle-ci allait l’écharper…

— Holà ! les enfants, cria une vieille femme, grande, maigre et sèche, avec des regards terribles, faisant des gestes à semer l’effroi, vous n’allez pas l’assommer, j’espère bien, il mérite mieux que ça… Il faut le pendre !

Un long rugissement se déroula :

— Pendez-le ! Pendez-le !

— À la Place de la Cathédrale où se trouve un bel orme !

— À la Place de la Cathédrale !

— À l’orme !

Ces cris détonnaient dans l’espace, et une formidable poussée de ce peuple en délire emporta Maître Baralier et ceux qui le tenaient.

Au moment où la tourbe allait s’engager sur une ruelle transversale qui aboutissait à la Place de la Cathédrale, les renforts appelés par Villebon apparurent et sur l’ordre de ce dernier barrèrent la ruelle.

— Rendez-nous cet homme ! ordonna Villebon au peuple.

— Cet homme nous appartient… il a voulu assassiner Cassoulet ! cria la vieille femme maigre.

— Il ne vous appartient pas de faire justice ! reprocha Villebon. Livrez-le-moi !

— Non ! riposta rudement un artisan. Cet homme a de l’argent, et si on vous le livre, il se fera innocenter par le Conseil. On veut le pendre !

— D’ailleurs, il déshonorerait la vraie jus-