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LE MANCHOT DE FRONTENAC

jeté le désordre dans les rangs de la petite troupe canadienne. Il marcha hardiment contre les retranchements de la rivière Saint-Charles, lançant au pas accéléré deux bataillons de marins et un régiment de fusiliers. Le reste de la colonne suivait à petite distance. Sainte-Hélène comprit qu’il pourrait gagner un grand avantage contre l’ennemi en attaquant brusquement les marins et les fusiliers et les séparant du reste de l’armée ennemie. Il dépêcha à son frère de Longueil l’ordre de prendre, si possible, les fusiliers en queue, tandis que lui-même se jetterait à la tête des marins. Cette tactique fut bien comprise et merveilleusement exécutée, si bien que soudainement assaillis de front et de queue les marins et les fusiliers se débandèrent après quelques minutes de combat et prirent la fuite vers le fleuve, laissant sur le terrain plusieurs de leurs morts et de leurs blessés. Mais aussi, dans cette rencontre qui avait été un choc formidable, Le Moyne de Sainte-Hélène fut atteint de plusieurs balles et percé de deux coups de baïonnette dont les blessures allaient emporter à la tombe ce jeune héros canadien.

Walley, voyant sa première colonne d’attaque mise en déroute, s’élança à son tour contre les Canadiens. Durant une heure il se passa une série d’escarmouches au cours desquelles ni les Canadiens ni les Anglais ne semblaient avoir l’avantage. Mais les fusiliers et les marins, s’étant reformés plus loin, revinrent prêter main-forte au reste de la colonne ennemie. Alors les Canadiens, déjà affaiblis et trop peu nombreux pour combattre avec avantage, retraitèrent vers leurs retranchements où Frontenac apparaissait avec des bataillons de secours. Les Anglais profitèrent de l’opportunité pour faire essuyer aux Canadiens un feu terrible. Durant un quart d’heure le crépitement continu de la mousqueterie se mêla au fracas des canons. Tous les bois, bosquets, fourrés et brousses du voisinage furent hachés, et les Anglais, voyant leur chemin libre vers les retranchements canadiens, s’élancèrent au pas de course.

Au même moment sur les bords de la rivière Saint-Charles apparurent cinquante cavaliers qu’on reconnut bien à leurs uniformes gris.

— Les Gris ! Les Gris !… crièrent les Canadiens avec joie.

À la tête des gardes à cheval et monté sur un vigoureux coursier noir, on reconnaissait également Cassoulet à la plume blanche de son feutre.

D’autres cris jaillirent parmi les Canadiens :

— Cassoulet ! Cassoulet !…

Les Gris, armés de leurs rapières et de pistolets, franchirent dans un galop d’enfer la distance entre la rivière et l’armée ennemie.

On entendit la voix rugissante de Cassoulet :

— Mort ! Mort !…

Au même instant Walley ordonnait le feu contre la cavalcade. Une détonation terrible emplit l’espace, et aux yeux des Canadiens médusés tout disparut dans un nuage de fumée. Mais déjà le nuage se dissipait, et l’on vit Cassoulet et ses gardes se ruer contre la masse ennemie et s’ouvrir un chemin large et sanglant. Ce fut un tonnerre de cris et de vociférations, puis une clameur d’épouvante retentit. L’armée anglaise, sous les coups de ces démons gris, était désemparée. Le Moyne de Longueil lança ses Canadiens à la rescousse. Le court combat qui suivit ne fut qu’une boucherie ; puis l’on vit les Anglais s’enfuir dans toutes les directions par bandes éperdues.

La victoire canadienne éclatait aussi rayonnante que les feux resplendissants du soleil.

Cassoulet et ses gardes poursuivirent l’ennemi jusqu’au delà des marais dans lesquels Walley avait abandonné ses canons et ses munitions, pour courir avec ses troupes en désordre vers les embarcations et gagner à toutes rames les navires de Phipps.

Un grand chant de victoire salua le magnifique exploit de Cassoulet et de ses gardes.

Frontenac accourut pour embrasser son lieutenant des gardes et le féliciter… les Canadiens voulurent le porter en triomphe jusque dans l’enceinte de la ville… mais on ne le vit nulle part !

Avait-il été frappé à mort ?

Non ! assurèrent des gardes…

Où était-il allé ? Personne ne le savait !

Cassoulet avait disparu tout à coup comme par enchantement.


X

L’ÉMEUTE


L’exploit de Cassoulet à la Canardière avait surexcité l’imagination des habitants de la ville, et la conduite admirable des Gris, si détestés par le peuple, fut applaudie de toutes parts. On voulut leur rendre des