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LE MANCHOT DE FRONTENAC

— Il en reviendra, mais ça coûtera chaud et ça sera long.

— Pourvu qu’il en revienne…

Et avec un sourire Maître Turcot ajouta en baissant la voix :

— Vous savez, Hermine est toujours pour lui… je l’ai confié à la protection de Monseigneur l’évêque en attendant.

— Tiens ! je m’étais bien étonné de ne pas la voir en train de vous servir comme d’habitude. Et vous dites que vous l’avez confiée à la protection de Monseigneur l’évêque ?

— Oui, là, elle est en sûreté. Vous imaginez-vous que ce satan de Cassoulet lui venait faire l’amour ? Ah ! le gueux !

— Maître Turcot, prononça gravement et sentencieusement l’épicier après avoir vidé sa coupe que remplit aussitôt le suisse, l’amour est une fleur trop précieuse pour éclore dans le cœur de la canaille ! Ce n’est pas de l’amour que ce manchot du diable éprouve pour votre fille…

— Hé ! à qui le dites-vous ! Mais, voyez-vous, une jeune fille innocente et pure ne sait pas distinguer entre ce qui peut être de l’amour et de la sale convoitise.

— Tout juste. Votre fille, Maître Turcot, pouvait se laisser enjôler par ce mirliton. Par mon âme ! vous avez eu une idée géniale de confier Mademoiselle Hermine à la garde de Monseigneur.

— Une autre chose, Maître Baralier, et je suis sûr que vous serez de mon avis : il est important pour assurer le bonheur de nos enfants que nous, leurs pères, nous leur trouvions le compagnon de leur vie. Car, je vous le demande, comment une jeune fille sans expérience et qui ne s’imagine pas comme le monde est trompeur, oui comment peut-elle se choisir avec discernement le mari qu’il lui faut ?

— Certainement que je suis de votre avis, Maître Turcot. Ainsi également pensait mon père qui choisit à ma sœur un capitaine de grenadiers. Mon père, faut vous dire, s’y connaissait en homme : ce capitaine était un vrai bel homme, de bonne famille, très distingué, et un brave et un vaillant que le roi, à maintes reprises, a décoré de ses mains royales…

— Votre père avait le flair et la longue vue, remarqua le suisse avec importance.

— Je vous dis qu’il s’y connaissait. Seulement…

— Lui seul pouvait assurer le bonheur de sa fille, interrompit Maître Turcot.

— Sans doute. Seulement, le capitaine était un très mauvais caractère, en dehors de son service. C’était un riboteur comme jamais il en fut. Pour lui il n’y avait dans le monde que trois bonnes choses, hormis, naturellement, son métier et l’armée, et c’étaient les femmes, le vin et la chanson. Oh ! s’il chantait… C’était un vrai diable d’homme !

— N’importe ! Il a fait le bonheur de sa femme… de votre sœur ?

— Dame ! je crois bien, elle ne l’a jamais vu qu’environ un mois par année. Un vrai feu-follet, je vous dis ! Et me croirez-vous ? Aujourd’hui le capitaine des Tournants, de deux ans plus jeune que moi seulement, court encore les salons de Paris et de Versailles.

— Il aime la vie, quoi !

— Juste. Or, un homme qui aime la vie n’est pas malheureux, et il ne rend personne malheureux, sa femme encore moins, puisqu’il ne vit pas avec elle !

— C’est bien le meilleur moyen d’aimer sa femme et de s’en faire aimer : la laisser seule et tranquille, vivre à sa guise, ne pas lui imposer sa présence. Pardieu ! Maître Baralier, je suis ainsi fait, et si ma femme vivait, elle vous le dirait elle-même : jamais je n’ai vécu sous sa jupe !

— Et vous l’avez faite heureuse !

— Comment donc ! Le malheur pour elle, c’est qu’elle est morte jeune, Hermine n’avait que sept ans. Mais une chose qui m’a consolé, c’est qu’elle est morte contente. Or, quand on meurt content, Maître Baralier, c’est donc qu’on a vécu content !

Maître Baralier, cette fois, ne pouvant approuver les arguments de son compère, se borna à hocher la tête avec doute. Le raisonnement de Maître Turcot ne lui paraissait pas très clair : de mourir jeune et de mourir content, cela ne prouvait pas, suivant lui, qu’on eût vécu content. Il se rappelait bien, lui, que sa mère était morte contente, c’est vrai, mais contente de mourir parce qu’elle avait trop souffert de son mari qui avait été un vrai bourreau. Et en songeant à sa propre femme qu’il rendait misérable sans se l’avouer, l’épicier se doutait bien qu’elle mourrait contente, sans toutefois avoir vécu de contentement. Mais il ne fallait pas le dire. Et pour échapper à des pensées qui le tourmentaient, il changea le sujet de la conversation.

Maître Turcot dévorait à belles dents