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LE MANCHOT DE FRONTENAC

nait, commandait et convainquait. Par-dessus tout c’était l’homme de la justice, de la droiture et du devoir, et ce sont ces qualités qui lui ont suscité tant de difficultés avec le pouvoir civil d’abord et ensuite avec son clergé et les institutions qui relevaient de son autorité. Pas une tête, eût-elle été la plus haute de l’univers, ne l’eût fait déroger à ce qu’il avait jugé être son devoir. S’il apparut quelquefois d’un caractère emporté, on sait qu’il était doué d’une grande patience. Et sous ce rapport on connaît sa conduite admirable durant les huit années qu’il demeura prisonnier en Angleterre, sous le règne d’Anne Stuart. On sait encore que, se rendant en France à bord le navire « La Seine », il fut capturé par les Anglais, ainsi que les autres passagers et l’équipage, et qu’il ne recouvra sa liberté qu’à la signature du traité d’Utrecht en 1713.

Voilà donc l’homme à qui notre héros, Cassoulet, allait avoir affaire.

Le lieutenant des gardes entra, le feutre à la main, courbé en deux, disant humblement :

— Monseigneur, j’implore votre pardon de venir troubler votre paix ; c’est une urgente nécessité qui m’a fait vous demander une audience.

L’évêque leva ses yeux et demeura surpris d’apercevoir, non un gamin comme avait dit le domestique, mais un jeune homme de trente ans qui, sans la redoutable énergie qu’exprimait toute sa physionomie, sans la terrible rapière qui lui battait les mollets et sans l’expression de gravité qui s’échappait de ses yeux étincelants, lui aurait bien paru un gamin. Ainsi courbé, Cassoulet paraissait encore plus petit, plus chétif… c’était un être de rien pour qui ne l’eût connu. Mais l’évêque le connaissait.

Il sourit dans sa surprise et dit :

— Ah ! monsieur de Cassoulet, lieutenant aux gardes de Monsieur le Gouverneur !… Qui m’aurait dit, ce matin, après la sainte messe, que j’allais à la fin de ce jour recevoir une si rare visite ! Me l’eût-on dit, que je ne l’aurais pas cru ! Eh bien ! dites-moi, êtes-vous venu me voir pour une mission particulière de Monsieur le Gouverneur ?

— Non, Monseigneur, et voilà ce qui fait mon plus grand trouble, je remplis une mission personnelle. Si donc votre Grandeur daigne m’entendre…

— Mais comment donc ! Qui a pu dire jamais que je n’entends pas mes ouailles ?… bien qu’à dire vrai le sieur de Cassoulet ne soit pas le meilleur des chrétiens !

Cassoulet rougit et répliqua :

— Il ne dépend que de vous, Monseigneur, qu’à l’avenir je devienne le meilleur des chrétiens et la plus dévouée et vertueuse de vos ouailles !

— Ah ! ah ! se mit à rire doucement le prélat. S’il est vrai que la chose ne dépende que de moi, eh bien ! tant mieux, la chose est assurée. Ce qui veut dire peut-être, ajouta-t-il avec un sourire narquois, que vous venez me demander confession ?

Cassoulet tressaillit, rougit encore et bredouilla :

— À vrai dire, Monseigneur, j’aurais besoin de me confesser ; mais vu que je ne suis pas tout à fait préparé, j’oserai demander à votre Grandeur de remettre à quelques jours cet objet important.

— Mais alors, en quoi donc peut bien consister votre mission, mon ami ? Pourtant je vous assure, monsieur de Cassoulet, que pour devenir bon chrétien il importe de se confesser et d’avoir un sincère repentir de ses fautes et péchés.

— Vous avez parfaitement raison, Monseigneur, et je vous promets de vous faire un état complet de mes péchés et fautes… mais après que vous m’aurez aidé dans mes difficultés.

— Oh ! oh ! maître Cassoulet, sourit finement le prélat, ne savez-vous pas qu’avec le bon Dieu il n’est pas de conditions à poser ? Dieu est un maître absolu et tout-puissant qui n’entend pas se soumettre aux caprices des hommes… ne le saviez-vous pas, maître Cassoulet ?

— Certainement, certainement, Monseigneur. Mais voilà : le bon Dieu n’est pas pressé, tandis que moi…

L’évêque éclata de rire.

Puis, prenant un ton sévère, il dit :

— Décidément, mon ami, vous paraissez en prendre bien à votre aise avec le Maître Tout-Puissant ! Ne craignez-vous pas qu’il ne vous écrase à la seconde même ?

— Non, Monseigneur, car le bon Dieu est juste et bon, et il n’aurait aucun intérêt ni même aucun plaisir à écraser un être chétif comme son serviteur très humble ; aussi suis-je certain qu’il en écrasera beaucoup d’autres, et entre autres des Anglais, avant de songer à ma personne. Et puis, Lui sachant tout, et sachant plus particulièrement la mission qui m’amène à vous, et con-