Page:Feron - Le manchot de Frontenac, 1926.djvu/29

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sants que l’ennemi commença de s’émouvoir. Quelques navires de la flotte anglaise hissèrent leurs voiles, comme s’ils allaient prendre la fuite vers la mer. Mais l’amiral Phipps réussit à maintenir l’ordre, et il allait ordonner un nouveau bombardement… mais il n’osa pas donner cet ordre de suite, tant lui parut étrange ce qui se passait dans la ville !

Car les canons du fort se mirent à tirer en signe de détresse ! Toutes les cloches de la cité furent mises en branle ! Des bataillons de marins et d’infanterie, et des compagnies de miliciens couraient vers la rue Saint-Louis et se heurtaient à la foule du peuple en tête de laquelle venait Cassoulet. Et cette foule courait vers l’habitation du chirurgien, et Cassoulet criait à tue-tête :

— Mon bras… ma main… au voleur…

Derrière Cassoulet suivait, essoufflé, suant, un serrurier avec sa boîte d’outils.

La maison du chirurgien fut assiégée. L’homme de l’art, ayant enfin compris ce dont il s’agissait, laissa entrer le serrurier et Cassoulet. Les gardes et les soldats contenaient la foule avec peine.

Maître Turcot, étendu de tout son long sur le parquet du vestibule, agonisait, la face plus noire, la langue toute bleue et sortie d’une aune, et avec la terrible main de fer toujours accrochée à sa gorge.

Le serrurier travailla une heure… Hélas ! il ne connaissait pas le mécanisme. Cassoulet surveillait l’opération et pensait :

— Le pauvre suisse, pourvu qu’il en réchappe !

Enfin, sous la pesée d’un outil le mécanisme fit entendre un déclic et la main de fer se détendit, les doigts d’acier lâchèrent prise.

Le serrurier regarda Cassoulet avec satisfaction :

— C’est, expliqua-t-il, un ressort qui s’est démanché !

C’était vague, si vous voulez, mais enfin c’était convainquant.

M. de Frontenac et plusieurs officiers arrivaient.

Le Gouverneur aperçut Maître Turcot qui revenait peu à peu à la vie, avec sa gorge horriblement mutilée. Puis il vit Cassoulet avec les manches de ses vêtements coupés et son moignon de bras à nu. Puis enfin il découvrit le serrurier en train d’examiner la main de fer tout ensanglantée.

Il demeura d’abord abasourdi.

Mais Cassoulet lui expliqua en peu de mots l’aventure.

Alors M. de Frontenac partit d’un rire énorme.

Ses officiers éclatèrent de rire.

Les gardes et soldats à la porte du chirurgien se mirent à rire aux plus francs éclats.

Et la foule, enfin, ayant appris que Maître Turcot était sain et sauf, et que toute l’affaire était due au bras d’ivoire de Cassoulet et à son mécanisme qui avait cessé de fonctionner, oui, la foule du peuple éclata à son tour.

Ce fut pendant une heure un formidable éclat de rire qui s’éleva de l’enceinte de la capitale et qui se répandit sur le pays environnant. Les Anglais entendirent ce rire énorme et n’en purent naturellement comprendre le sens. Mais croyant qu’on riait d’eux, ils s’en formalisèrent. Phipps, en fureur, fit ouvrir le feu contre la ville.

Dès lors, sur la cité tomba un déluge de fer et de feu… mais elle n’en continuait pas moins de rire.

Seul, peut-être, Maître Turcot ne riait pas !


V

OÙ ÉTAIT LA BELLE HERMINE ?


Et si Cassoulet riait, ce n’était pas de cœur gai : c’était plutôt de voir rire les autres. Il se trouvait, lui, dans une position qui ne prêtait pas à rire le moindrement.

Il était là, d’abord, sans manches à son bras gauche qui n’offrait qu’un vilain moignon, attendant avec impatience que le serrurier pût faire fonctionner le mécanisme du bras artificiel. Ensuite, il était dans une grande inquiétude à l’égard d’Hermine. Car il n’avait pas vu la jeune fille dans son logis. Qu’était-elle devenue ? Or, pour le savoir Cassoulet était prêt à mettre la ville sens dessus dessous. Aussi, n’attendait-il que son bras artificiel pour se mettre à la recherche d’Hermine.

Quant à Maître Turcot, on l’avait transporté dans une chambre de la maison du chirurgien. Il avait paru d’abord revenir à la vie ; mais bientôt il donnait des signes inquiétants. Allait-il trépasser ? Le chirurgien, tout en pansant les meurtrissures de sa gorge, le redoutait. Car le suisse avait perdu beaucoup de sang, et il paraissait si