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était, un morveux, un gnome, un freluquet, comme l’avait traité Maître Turcot ! Oui, il avait l’air d’une marionnette ridicule, d’un farfadet risible qu’on méprise ! Il ne lui manquait plus que d’être lépreux… Et pourtant, malgré tous ces désavantages, n’était-il pas lieutenant des gardes de Monsieur le Gouverneur ? Un beau poste, comme avait dit Hermine ? Oh ! Cassoulet savait bien qu’il y avait mieux que ça encore dans le monde ! Mais enfin, qui sait, si avec ce poste il n’y aurait pas moyen de conquérir « la belle ange » ?

Notre héros, qui pensait ainsi, sentit cette fois son cœur tressaillir d’un petit espoir.

— Oh ! murmura-t-il, si, seulement, j’étais beau !

Il se leva brusquement, courut à sa table, ralluma la bougie et, pâle sous son bistre, troublé, tremblant, il alla regarder sa figure maigre, longue et maintenant blafarde dans un petit miroir accroché au mur au-dessus du lavabo.

Il recula aussitôt comme avec horreur.

— Oh ! gémit-il, je me demande comment je ne lui ai pas fait peur !

Pauvre Cassoulet ! voulant se persuader qu’il n’était pas si laid qu’on pouvait penser, il venait d’apercevoir dans la petite glace une figure, Oh ! mais une figure effroyable !… oui, une figure toute sale et noire de poudre ! Ah ! il avait oublié, le malheureux qu’il s’était battu contre les Anglais ce soir-là !

Il s’assit à sa table, mit les coudes dessus, prit sa tête dans les mains et demeura longtemps méditatif.

Après un quart d’heure de cette rêverie, ses lèvres ébauchèrent un rictus amer, et il murmura :

— Que faire pour me guérir de cet amour extravagant, stupide, fou ? On conseille de confier à quelqu’un une peine dont on veut se décharger… est-ce qu’on ne peut pas confier un amour impossible qui est bien la plus terrible des peines ? Oui… si je pouvais confier ma peine, mon amour, il me semble que je ne souffrirais pas autant ! Oui, je sens le besoin de décharger mon esprit, d’alléger mon cœur ! Car mon amour est un secret, et il n’est pas de plus lourd fardeau à porter que le secret qui veut tomber des lèvres ! Il faut que je rejette ce fardeau, sinon il m’écrasera ! Ô supplice ! aimer tout bas, et ne pouvoir aimer tout haut ! Quelle torture !… Mais à qui me confier ? À qui demander une consolation ?… À elle, peut-être ? Oui, à elle-même ? Et pourquoi pas ? Est-ce que ce secret ne lui appartient pas la première ? Ne lui ferais-je pas injure d’aller confier à autrui un chagrin qui me vient d’elle ? Oui, mais elle rira… oh ! si elle rira de ce fou de Cassoulet ! N’importe ! quand elle rira, une chose certaine, je ne serai plus de ce monde ! Non, je ne serai plus de ce monde, ajouta le jeune homme avec une farouche énergie… car demain, oui demain, je veux me faire tuer par les Anglais !

Et rudement le lieutenant saisit une plume qui trempait dans l’écritoire, attira une feuille de papier et se mit à écrire, d’une grosse écriture irrégulière et malhabile, ceci :

« Mademoiselle, pardonnez-moi mon audace et ma sottise… mais je ne peux plus garder un secret qui me fait souffrir atrocement : je vous aime !… Oh ! ça vous fait rire et ça vous fait me mépriser… et vous avez bien raison ! Mais j’aime votre mépris, puisque c’est le vôtre, et je l’emporte dans ma tombe comme j’emporterais un aveu d’amour tombé de vos lèvres divines… »

Cassoulet.

Il relut attentivement ces lignes et sourit.

— Le sieur Baralier aurait fait mieux que cela, je le sais bien ; tout de même je suis content, je me sens déjà soulagé. Allons ! je vais de suite aller glisser ce billet sous sa porte pour qu’elle l’ait demain matin à son lever.

Cassoulet reprit sa rapière et son chapeau, s’enveloppa d’un manteau sombre et quitta sa mansarde.

Après vingt minutes de marche il était arrivé à l’impasse de la cathédrale. Tout était sombre et silencieux.

— Elle dort… pensa Cassoulet.

Il se baissa et doucement fit glisser son message sous la porte. La minute d’après il reprenait le chemin du Château.

Ah ! mais de quel fardeau monstrueux il se sentait allégé ! Et son cœur ne faisait plus mal ! Et son esprit était en fête sans pouvoir en expliquer la cause ! Il marchait allègrement, gaiement ! Il humait avec une jouissance exquise l’air frais et embaumé de la nuit ! La vie lui paraissait belle et bonne… comme un rêve ! La vie ?… Ah ! tout à l’heure il avait juré de se faire tuer le lendemain par les Anglais, mais il avait