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l’obscurité, sauf le vestibule qu’éclairait vaguement une lanterne.

Cassoulet entra dans la salle des gardes pour gagner un escalier de service qui communiquait avec les étages supérieurs. Un domestique lui apporta un bougeoir allumé. L’instant d’après le jeune homme pénétrait dans la petite mansarde que nous avons tout à l’heure rapidement décrite. L’ameublement se composait d’un lit de sangle, d’une petite table avec une écritoire, un garde-robe, un lavabo et deux escabeaux.

Cassoulet enleva sa rapière et l’accrocha à un mur. Puis il retira ses bottes, souffla le bougeoir et, tout habillé, se jeta sur son lit.

Le sommeil ne vint pas. Une heure s’écoula durant laquelle le lieutenant se tourna et retourna vingt fois sur sa couche. Non, le sommeil ne venait pas encore ! Et pourtant Cassoulet était fatigué, morfondu, moulu presque, car il venait de vivre une rude journée. C’est après ces jours de dure besogne que d’habitude il dormait le mieux. Qu’avait-il donc que ce soir il ne pouvait passer dans le pays si doux des rêves ?

Ah ! c’est que, pour la première fois en sa vie, le cœur de Cassoulet était accaparé par un sentiment nouveau, et son esprit troublé par un portrait de jeune fille. Il se sentait amoureux de la belle Hermine ! Cela s’était fait comme par magie ! Cela l’avait surpris comme un coup de vent ! Un coup de foudre n’éclate pas plus vite que son cœur n’avait éclaté sous l’éclair de l’amour ! Mais s’il n’y avait eu encore que de l’amour… Mais non… Cassoulet était jaloux ! Oui, jaloux de ce Baralier ! Pourtant, être jaloux de Baralier… pourquoi ? Hermine ne l’aimait pas, elle ne l’avait jamais vu, elle ne l’aimerait jamais ! Oui, Cassoulet savait que la jolie Hermine n’aimerait jamais Baralier, quoi qu’il arrivât, après ce qui s’était passé dans l’impasse de la cathédrale ce soir-là ! Mais, tout en n’aimant pas Baralier, Hermine ne pouvait-elle pas devenir la femme de Baralier ? Certes, elle ne le voudrait pas ; mais Maître Turcot, lui, pourrait vouloir, d’autant plus que selon lui l’amour n’était pas absolument nécessaire en mariage ! Oui, Maître Turcot était homme, par vanité ou autrement, à donner sa fille, son ange de fille, à ce pédant de Baralier, ce gourgandin, ce riboteur !

Mais alors ce serait un malheur… un malheur affreux que cet ange qu’était Hermine Turcot devînt la femme de ce bélître de Baralier ! Oui, mais Cassoulet ne voudrait jamais que ce malheur arrivât ! Il ne voudrait jamais… mais comment par sa seule volonté pourrait-il empêcher Baralier d’épouser Hermine, ou Maître Turcot de donner Hermine à Baralier ? C’était là un rude problème. Il y avait bien un moyen facile et tout près : si Baralier n’était pas mort, le faire tuer ! Mieux que cela le tuer… ce serait encore plus sûr !…

Cassoulet frisonna à cette pensée.

Il n’était pas un meurtrier ! Il avait tué déjà, certes, mais pour défendre sa vie. Il tuait encore par ci par là, mais toujours pour protéger sa propre existence. Il avait tué des Anglais en quantité, des sauvages ennemis en grand nombre, des malandrins, des maraudeurs, mais il n’avait jamais tué soit par vengeance, soit par haine, soit par un intérêt quelconque. Il n’allait donc pas commencer maintenant à se faire assassin. Il ne restait donc plus qu’à faire tuer ce Baralier, en payant quelque bravi, comme il s’en trouvait souvent dans les tavernes de bas étage, toujours en quête d’un mauvais coup. Mais faire tuer Baralier, ce n’était guère mieux ; il était responsable autant que le bras qui frapperait ! Quoi ! ce serait encore pis de payer la consommation d’un crime que de l’accomplir soi-même ! Non, pas de ça ! Décidément, rien qu’à cause de quelques scrupules, Baralier s’en tirerait à bon marché !

Cassoulet se mit à ricaner sourdement, la tête dans son oreiller ! Mais c’était un ricanement de douleur, de souffrance atroce… car il aimait, il aimait à la folie, et sans espoir de faire partager à une autre son amour pour la vie ! Mais avait-il eu cet espoir, le pauvre insensé ? Quoi ! avait-il été assez fou de penser pour une minute seulement que la divine Hermine pourrait l’aimer, lui ! Mais quel attrait aurait-il pu produire sur la fille de Maître Turcot ? Lui, Cassoulet, un pauvre lieutenant des gardes, un étranger, sans père ni mère, un être malingre et chétif, produire un effet sur la séduisante Hermine ? Non, ce n’était pas possible ! Avec ça qu’il était infirme… oui manchot ! Avec ça encore qu’il n’était pas beau… oh ! pas beau du tout ! Ah ! comme il était loin de posséder la belle et élégante taille du jeune sieur Baralier ! Oui, il en était loin, rachitique comme il