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III

L’AMOUR DE CASSOULET


Les gardes de M. de Frontenac, que le peuple surnommait « Les Gris » à cause de leur uniforme, se trouvaient casernés dans l’enceinte du Fort Saint-Louis. Une escouade de vingt gardes faisait au château la faction de nuit, elle était relevée au jour par une autre escouade du même nombre, vingt autres gardes étaient, selon les besoins, affectés au service de la maréchaussée et dix, enfin, étaient préposés au service des messages. C’étaient donc, au total, 70 gardes que commandait un lieutenant. Ce lieutenant, qui était notre héros Cassoulet, habitait au Château un appartement sous les combles : c’était une petite mansarde, rudimentairement meublée, avec fenêtre à tabatière qui regardait sur l’enceinte du fort. Dans un cas urgent, par cette fenêtre, le lieutenant pouvait jeter un appel à ses gardes, et vu que ceux-ci faisaient le service de faction au Château, il s’en suivait naturellement que Cassoulet pouvait ou sortir ou entrer à sa guise et à quelque heure du jour ou de la nuit que ce fût. Il était le seul habitant du Château qui eût ce privilège, en ce sens qu’il n’avait pas à donner le mot d’ordre pour entrer ou sortir ; tandis que la première tête du pays, M. de Frontenac, ne pouvait entrer ou sortir sans ce mot d’ordre. Comme on le voit, notre héros était donc un être privilégié, et, disons-le de suite, un personnage malgré sa petite taille, car après le gouverneur et le lieutenant de police il était le fonctionnaire le plus important. On pourrait même ajouter, sans blesser la vérité historique, que le lieutenant des gardes l’emportait en autorité sur Prévost, lieutenant de police et major du Château Saint-Louis.

Après avoir jeté Baralier sur la place de la cathédrale, Cassoulet se dirigea donc vers le Château. La nuit était tranquille, étoilée et tiède, la ville silencieuse et les rues noires et désertes. Cassoulet marchait lentement, sans presse, repassant dans son esprit les événements de ce jour-là, mais se plaisant surtout à caresser l’image de la charmante Hermine. Il sentait du feu courir dans ses veines, son cœur brûlait, sa tête éclatait. Il était saisi d’un fou désir de retourner à toute course vers l’impasse, d’y prendre Hermine et de l’emporter avec lui ! Mais où ?… Il ne le savait pas ! Et il pensa qu’il allait devenir malade ! Mais malade de quoi ? Il ne le savait pas non plus… peut-être d’amour !

Quoi qu’il en soit, il arriva bientôt sur la place du Château.

Dix heures sonnaient à l’Intendance.

Au dernier coup, une escorte de dix marins et de dix gardes sortait du fort et, commandée par Prévost, traversait la place du château pour aller examiner les différents postes de défense de la ville assiégée.

Cassoulet allait entrer au Château. Il s’arrêta et attendit l’escorte que deux porteurs de torches éclairaient. À la vue du lieutenant des gardes, Prévost arrêta sa troupe et demanda :

— Ah ! c’est vous, lieutenant ? Avez-vous quelques ordres à me communiquer de la part de Monsieur le Gouverneur ?

— Non, monsieur, pas de la part de M. de Frontenac, de la mienne seulement. Je désire vous informer qu’une bagarre a eu lieu sur la Place de la Cathédrale, et qu’un individu est demeuré sur le carreau. On pense que l’individu est le fils de l’épicier Baralier. Si donc vous relevez cet homme sur la place, vous saurez où le faire conduire.

— Bien, monsieur, répondit Prévost.

— Autre chose, monsieur, reprit Cassoulet. Lorsque vous aurez terminé votre ronde, voudrez-vous faire emporter aussi le cadavre de Diane ?

— De Diane ? fit Prévost avec surprise. La jument de Monsieur de Frontenac ?

— Précisément, un boulet anglais l’a atteinte en plein poitrail, au moment où, vers les huit heures, je traversais la Place de la Cathédrale.

— Et vous n’avez pas été blessé ?

— Non, heureusement, sourit Cassoulet.

— C’est bien, consentit Prévost, je ferai emporter le cadavre.

Les deux officiers échangèrent un salut et se séparèrent. L’escorte de Prévost s’enfonça dans les ténèbres de la ville, et Cassoulet pénétra dans le Château.

À quatre gardes apostés dans le vestibule le lieutenant demanda :

— Monsieur le Gouverneur m’a-t-il mandé ?

— Non, lieutenant, répondit un garde. Monsieur le Gouverneur a ordonné que toutes les lumières fussent éteintes, et déclaré qu’il ne veut pas être dérangé parce qu’il a besoin de travailler.

Tout le château en effet était plongé dans