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ploration dans l’intérieur des terres. Un jour que je me trouvais dans un petit fort de palissade gardé par un détachement de grenadiers, une troupe de sauvages vint en faire le siège. À un moment, l’un de ces sauvages lança dans le fort un baril de poudre auquel attenait une mèche qui brûlait rapidement. Nous allions tous sauter. Je saisis le baril et le jetait à mon tour par-dessus la palissade… c’est-à-dire que je voulus le jeter, mais il m’éclata quasi dans les bras en m’emportant l’avant-bras gauche et faillit bien anéantir le reste de ma personne en même temps.

— C’est un miracle, en effet, que vous n’ayez pas été tué.

— Un miracle ? Vous le dites, mademoiselle.

— Pourtant, reprit la jeune fille avec surprise, je vous vois là avec votre bras et votre main gauches…

Cassoulet se mit à rire doucement.

— C’est artificiel, dit-il. Le bras est en ivoire et la main est de fer, et l’un et l’autre fonctionnent au moyen d’un mécanisme. Voyez ma main, elle est toujours gantée.

Il remuait le bras, la main et les doigts, et il sembla à Hermine que tout fonctionnait comme si le tout avait été naturel… la main s’ouvrait ou se fermait à volonté.

— C’est merveilleux, sourit la jeune fille.

— Oui, admit Cassoulet avec un soupir d’amertume. N’empêche que c’est une infirmité, car ce mécanisme, tout ingénieux qu’il est, ne vaut pas le bras et la main que j’avais auparavant.

Le silence s’établit de nouveau. La jeune fille continuait de travailler à sa couture paisiblement. Dehors, le plus grand silence s’était fait sur toute la ville, le bombardement avait complètement cessé.

— Je pense bien, reprit Cassoulet, que les Anglais sont fatigués de nous bombarder.

— Je le pense aussi. Et votre famille, monsieur Cassoulet… elle habite le pays ?

— Hélas ! mademoiselle, je n’ai plus de famille. Je suis orphelin et de père et de mère.

— Mais vos parents habitaient la France ?

— Oui, près de Viviers en Vivarais.

— Vous êtes venu seul au Canada ?

— Avec un oncle mort en Louisiane. Il avait été compagnon d’armes de Monsieur de Frontenac. Avant de mourir il me recommanda à Monsieur le Gouverneur, c’était l’année avant que celui-ci repassât en France. M. de Frontenac à son tour me recommanda à M. de Denonville. Puis M. de Frontenac me reprit à son service en revenant au pays l’an passé et me fit lieutenant de ses gardes.

— C’est un beau poste, sourit la jeune fille.

— Mieux que ça, monsieur le comte est comme un père pour moi.

— C’est un brave gentilhomme, et j’ai pour lui beaucoup…

La jeune fille s’interrompit net en entendant heurter rudement la porte de l’impasse.

Elle sursauta, pâlit, puis d’une voix tremblante souffla à Cassoulet :

— C’est mon père, monsieur, et je ne savais pas qu’il viendrait, car il n’a pas l’habitude de venir à cette heure.

Elle regarda une pendule sur la tablette de la cheminée.

— Voyez, il est neuf heures et demie !…

— Vous êtes sûre que c’est votre père ?

La jeune fille n’eut pas le temps de répondre ; à l’extérieur une voix rogue commandait :

— Allons, Hermine, c’est moi, ouvre !

Cassoulet reconnut bien la voix de Maître Turcot, le gros suisse de la cathédrale.

— Oui, c’est votre père, mademoiselle, dit-il en souriant.

— Vite, monsieur Cassoulet, cria Hermine, cachez-vous !

— Me cacher !

— Oui… car si mon père vous trouve ici, c’en est fait de votre vie !

— Mais… je peux me défendre !

La jeune fille rougit violemment.

Cassoulet comprit. Il expliqua de suite en rougissant lui-même :

— C’est que de vous trouver seule avec moi et à pareille heure… Oui, oui, je vous comprends, mademoiselle. Mais où voulez-vous que je me cache ?

— Là, sous ce canapé… Il ne vous verra pas.

Cassoulet se glissa rapidement sous le canapé, il était si petit !

La jeune fille, avec un accent simulant la surprise, s’écria en allant vers la porte :

— Ah ! c’est vous, père ? J’étais loin de m’attendre…

— N’importe, ouvre ! fit la voix moins rude de Maître Turcot.

Hermine tira lentement les verrous, disant :