Page:Feron - Le manchot de Frontenac, 1926.djvu/14

Cette page a été validée par deux contributeurs.

dans la cour en arrière, il a là son logis. Il ne vient ici que pour prendre ses repas, ou pour causer quand il n’a rien à faire. Comme vous voyez, je ne suis pas tout à fait seule.

— Non, quand votre père est chez lui. Mais quand il est absent, vous n’avez pas peur ?

— Jamais. Je suis accoutumée. Et puis je suis bien gardée : derrière le logis de mon père il y a les murs de la ville. Cette impasse est protégée par la cathédrale, son ombre sainte, Jésus dans le tabernacle, les saints dans leurs niches me sont tous de grands protecteurs. Ici, voyez cette grande et puissante Vierge… voyez à cette croix notre divin Rédempteur… Pourquoi aurais-je peur !

— Mais s’il venait des maraudeurs ?

La jeune fille amplifia son sourire.

— N’avez-vous pas remarqué cette panoplie ? J’ai là plus qu’il est nécessaire pour me bien garder et me bien défendre !

De la panoplie le regard de Cassoulet ricocha sur la jeune fille, et ce regard déborda d’admiration.

— Quoi ! vous maniez toutes ces armes ? demanda-t-il sceptique.

— Un peu, monsieur, quand j’en ai l’occasion.

— Vous faites partir des mousquets ?

— Assez bien pour me protéger.

— Des pistolets aussi ?

— Mieux que les mousquets.

— Mais ces épées ? ces rapières ?…

— Je fais des armes quelquefois avec mon père.

— Ah ! votre père tire…

— Il est même très fort. C’est un capitaine reformé, mon père. Il fit plusieurs campagnes en France et en Europe. Un de ses amis était maître d’armes.

Cassoulet voguait de surprise en surprise.

Si petit qu’il était, et si petit qu’il se sentait devant la haute carrure de Maître Turcot, Cassoulet se sentait encore tout petit devant cette jeune fille si maître d’elle-même, surtout à cet instant alors que toute une population, sous le bombardement, était plongée dans l’épouvante.

Un silence se fit.

Au dehors le fracas de la canonnade semblait diminuer.

— J’espère bien, dit la jeune fille, que les Anglais en ont assez de gaspiller leur poudre et leurs projectiles.

— Je l’espère aussi, répliqua Cassoulet. Ce bombardement ne vous cause donc aucune peur ?

— Non, monsieur. Avoir peur, pourquoi ? Serais-je plus en sûreté ?

— Certainement non… fit Cassoulet dont la surprise devenait de la stupeur.

— Est-ce que ça vous fait peur, vous ?

— Oh ! non, pas du tout. Seulement… tout à l’heure…

— Je pensais que vous cherchiez un abri.

— Moi ? Non… je cherchais… votre logis.

— Mon logis ?

— Oui. Je voulais vous revoir pour vous remercier.

— Parce que j’ai…

— Oui, mademoiselle.

— Oh ! c’était tout naturel. À propos, mon père est un peu vif, emporté, mais il n’est pas méchant.

— Parbleu ! Et c’était ma faute si votre père…

— Aussi, n’ai-je qu’un mot à dire le plus souvent pour l’apaiser.

— Qui ne vous obéirait pas, mademoiselle ! fit Cassoulet avec un sourire engageant. Il commençait à s’enhardir.

La jeune fille, par crainte que ce jeune homme ne se laissât aller à quelque galanterie déplacée, changea le sujet de conversation.

— Monsieur est soldat ? demanda-t-elle.

— Un peu, mademoiselle.

— Vous êtes aux gardes de monsieur le gouverneur ?

— Je suis le lieutenant des gardes.

— Vraiment ?

— Vous ne me connaissez pas ?

— Non.

— Je suis Cassoulet… On me connaît aussi sous ce nom « Le Manchot de Frontenac ».

— Pourquoi… manchot ?

La jeune fille considéra curieusement le jeune homme.

— Vous n’avez donc pas entendu ce nom ? demanda Cassoulet.

— Oh ! monsieur, je ne sors jamais que pour aller à la cathédrale, ou chez l’épicier Baralier, ou encore et rarement chez une excellente femme de l’autre côté de la place, madame Benoît.

— Je vais vous expliquer pourquoi ce surnom qu’on me donne des fois, reprit Cassoulet. C’est un accident qui m’est arrivé trois ans passés. J’étais allé en ex-