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percer de toutes parts la vieille enveloppe gothique, précisément à la même heure où commencent à poindre, sous le pieux respect des traditions, les premières audaces de la pensée moderne.

Mais la construction de l’église de Brou fut bientôt le seul lien qui rattachât Marguerite à la Bresse. Et à mesure que se prolongeait son absence, d’autres influences prévalurent.

On sait ce que fut le long règne de son beau-frère Char- les III, un demi-siècle de tergiversations et de désastres. Il allait montrer au monde comment la plus belle fortune peut échapper à un pays faute d’un homme pour la saisir.

Au moment où la Réforme s’établissait à ses portes et allait lui prendre Genève, il n’a manqué à la Savoie, pour jouer un grand rôle, que d’avoir encore un Amé VIII ou déjà un Philibert-Emmanuel. Ce groupe de petits pays entre Alpes et Jura, analogue par plus d’un trait au groupe des cantons suisses, était mûr pour une demi-émancipation ecclésiastique, qui eût peut-être aidé à naître ce fameux « royaume des Alpes » ou « royaume allobroge », chimère aimée des ducs, de leurs ministres et du sénat de Savoie. De bons esprits et les meilleurs patriotes de la Savoie, Bonivard à leur tête, « quant à la religion, ne souhaitaient rien tant que soit preschée en icelles provinces la vraie catholique réformée, fondée sur la Sainte Ecriture et non les nouvelletés de Luther, Calvin, Farel et autres[1] ». Ce projet reparut encore trente ans plus tard, alors que les événements en avaient décidé autrement, que de part et d’autre les positions étaient prises et ne laissaient plus de place aux nouveaux venus : il dut paraître alors une extravagance, il n’était qu’un anachronisme. On peut, sans mettre trop de roman dans l’histoire, se repré- senter ce qu’eût pu entreprendre, au temps et à la place de Charles III, un prince qui, ayant quelque hauteur de vue, aurait su se déclarer à temps le patron du parti évangélique, l’allié, l’arbitre et le modérateur de la Réforme dans cette sorte de territoire neutre que la nature et l’art lui avaient taillé entre l’Allemagne, la France et l’Italie.

  1. Hudry-Menos, article cité, p. 385.