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TÉLÉMAQUE.

trouble, qui est entrecoupée de passions furieuses et de cuisants remords ; l’autre est une joie de raison, qui a quelque chose de bienheureux et de céleste ; elle est toujours pure et égale ; rien ne peut l’épuiser ; plus on s’y plonge, plus elle est douce ; elle ravit l’âme sans la troubler. Alors je versai des larmes de joie, et je trouvais que rien n’était si doux que de pleurer ainsi. Ô heureux, disais-je, les hommes à qui la vertu se montre dans toute sa beauté ! peut-on la voir sans l’aimer ! peut-on l’aimer sans être heureux !

Mentor me dit : Il faut que je vous quitte ; je pars dans ce moment ; il ne m’est pas permis de m’arrêter. Où allez-vous donc ? lui répondis-je : en quelle terre inhabitable ne vous suivrai-je point ? ne croyez pas pouvoir m’échapper ; je mourrai plutôt sur vos pas. En disant ces paroles, je le tenais serré de toute ma force. C’est en vain, me dit-il, que vous espérez de me retenir. Le cruel Méthophis me vendit à des Éthiopiens ou Arabes. Ceux-ci, étant allés à Damas en Syrie pour leur commerce, voulurent se défaire de moi, croyant en tirer une grande somme d’un nommé Hasaël, qui cherchait un esclave grec pour connaître les mœurs de la Grèce, et pour s’instruire de nos sciences.

En effet, Hasaël m’acheta chèrement. Ce que je lui ai appris de nos mœurs lui a donné la curiosité de passer dans l’île de Crète pour étudier les sages lois de Minos. Pendant notre navigation, les vents nous ont contraints de relâcher dans l’île de Chypre. En attendant un vent favorable, il est venu faire ses offrandes au temple : le voilà qui en sort ; les vents nous appellent ; déjà nos voiles s’enflent. Adieu, cher Télémaque : un esclave qui craint les dieux doit suivre fidèlement son maître. Les dieux ne me permettent