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FABLES.

soins pour moi, m’affranchit et m’envoya à Damoclès, roi de Lycaonie, qui, vivant dans les délices, aimait la vie et craignait de la perdre. Ce roi, pour me retenir, me donna de grandes richesses. Quelques années après, Damoclès mourut. Son fils, irrité contre moi par des flatteurs, servit à me dégoûter de toutes les choses qui ont de l’éclat. Je sentis enfin un violent désir de revoir la Lycie, où j’avais passé si doucement mon enfance[1]. J’espérais y retrouver Alcine qui m’avait nourri, et qui

  1. Au lieu de ce qui est dit ici de Damoclès, on lit dans toutes les éditions antérieures à celle de 1718 l’épisode suivant, que nous avons cru devoir conserver en note. Fénelon le supprima, vraisemblablement parce qu’il le trouvait trop long, eu égard au plan de la pièce entière (Édit. de Vers.)

    « Alcine, qui m’aimait de plus en plus, et qui était ravi de voir le succès de ses soins pour moi, m’affranchit, et m’envoya à Polycrate, tyran de Samos, qui dans son incroyable félicité craignait toujours que la fortune, après l’avoir si longtemps flatté, ne le trahit cruellement. Il aimait la vie, qui était pour lui pleine de délices ; il craignait de la perdre, et voulait prévenir les moindres apparences de maux : ainsi il était toujours environné des hommes les plus célèbres dans la médecine.

    « Polycrate fut ravi que je voulusse passer ma vie auprès de lui. Pour m’y attacher, il me donna de grandes richesses, et me combla d’honneurs. Je demeurai longtemps à Samos, où je ne pouvais assez m’étonner de voir un homme que la fortune semblait prendre plaisir à servir selon tous ses désirs. Il suffisait qu’il entreprit une guerre, la victoire suivait de près ; il n’avait qu’à vouloir les choses les plus difficiles, elles se faisaient d’abord comme d’elles-mêmes. Ses richesses immenses se multipliaient tous les jours ; tous ses ennemis étaient abattus à ses pieds ; sa santé, loin de diminuer, devenait plus forte et plus égale. Il y avait déjà quarante ans que ce tyran tranquille et heureux tenait la fortune comme enchaînée, sans qu’elle osât jamais se démentir en rien, ni lui causer le moindre mécompte dans tous ses desseins. Une prospérité si inouïe parmi les hommes me faisait peur pour lui. Je l’aimais sincèrement, et je ne pus m’empêcher de lui découvrir ma crainte : elle fit impression dans son cœur ; car, encore qu’il fût amolli par les délices et enorgueilli de sa puissance, il ne laissait pas d’avoir quelques sentiments d’humanité, quand on le faisait ressouvenir des dieux et de l’inconstance des choses humaines. Il souffrit que je lui disse la vérité ; et il fut si touché de ma crainte pour lui, qu’enfin il résolut d’interrompre le cours de ses prospérités, par une perte qu’il voulait se préparer lui-même. Je vois bien, me dit-il, qu’il n’y a point d’homme qui ne doive en sa vie éprouver quelque disgrâce de la fortune : plus on a été épargné d’elle, plus on a à craindre quelque révolution affreuse ; moi qu’elle a comblé de biens