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LIVRE xviii.

d’Ithaque ; nous combattrions pour vaincre tous nos ennemis.

Mentor lui répondit en souriant : Voyez, mon cher Télémaque, comment les hommes sont faits : vous voilà tout désolé, parce que vous avez vu votre père sans le reconnaître. Que n’eussiez-vous pas donné hier pour être assuré qu’il n’était pas mort ? Aujourd’hui, vous en êtes assuré par vos propres yeux ; et cette assurance, qui devrait vous combler de joie, vous laisse dans l’amertume ! Ainsi le cœur malade des mortels compte toujours pour rien ce qu’il a le plus désiré, dès qu’il le possède, et est ingénieux pour se tourmenter sur ce qu’il ne possède pas encore. C’est pour exercer votre patience, que les dieux vous tiennent ainsi en suspens. Vous regardez ce temps comme perdu ; sachez que c’est le plus utile de votre vie, car ces peines servent à vous exercer dans la plus nécessaire de toutes les vertus pour ceux qui doivent commander. Il faut être patient pour devenir maître de soi et des autres hommes : l’impatience, qui paraît une force et une vigueur de l’âme, n’est qu’une faiblesse et une impuissance de souffrir la peine. Celui qui ne sait pas attendre et souffrir est comme celui qui sait pas se taire sur un secret ; l’un et l’autre manque de fermeté pour se retenir : comme un homme qui court dans un chariot, et qui n’a pas la main assez ferme pour arrêter, quand il le faut, ses coursiers fougueux ; ils n’obéissent plus au frein ; ils se précipitent ; et l’homme faible, auquel ils échappent, est brisé dans sa chute. Ainsi l’homme impatient est entraîné, par ses désirs indomptés et farouches, dans un abîme de malheurs : plus sa puissance est grande, plus son impatience lui est funeste ; il n’attend rien ; il ne se donne le temps de rien mesurer ; il force toutes choses pour se contenter ; il rompt les branches pour