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TÉLÉMAQUE.

vouloir pas qu’on te prît pour un homme ; car tu étais un monstre sans humanité. Un autre lui disait : Eh bien ! où sont maintenant tes flatteurs ? Tu n’as plus rien à donner, malheureux ! tu ne peux plus faire aucun mal ; te voilà devenu esclave de tes esclaves mêmes : les dieux ont été lents à faire justice ; mais enfin ils la font.

À ces dures paroles, Nabopharsan se jetait le visage contre terre, arrachant ses cheveux dans un excès de rage et de désespoir. Mais Charon disait aux esclaves : Tirez-le par sa chaîne, relevez-le malgré lui : il n’aura pas même la consolation de cacher sa honte ; il faut que toutes les ombres du Styx en soient témoins, pour justifier les dieux, qui ont souffert si longtemps que cet impie régnât sur la terre. Ce n’est encore là, ô Babylonien, que le commencement de tes douleurs ; prépare-toi à être jugé par l’inflexible Minos, juge des enfers.

Pendant ce discours du terrible Charon, la barque touchait déjà le rivage de l’empire de Pluton : toutes les ombres accouraient pour considérer cet homme vivant qui paraissait au milieu de ces morts dans la barque : mais, dans le moment où Télémaque mit pied à terre, elles s’enfuirent, semblables aux ombres de la nuit que la moindre clarté du jour dissipe. Charon, montrant au jeune Grec un front moins ridé et des yeux moins farouches qu’à l’ordinaire, lui dit : Mortel chéri des dieux, puisqu’il t’est donné d’entrer dans ce royaume de la nuit, inaccessible aux autres vivants, hâte-toi d’aller où les destins t’appellent ; va, par ce chemin sombre, au palais de Pluton, que tu trouveras sur son trône ; il te permettra d’entrer dans les lieux dont il m’est défendu de te découvrir le secret.

Aussitôt Télémaque s’avance à grands pas : il voit de tous côtés voltiger des ombres, plus nombreuses que les