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À Travers l’Inde en Automobile

accepter quelques mangues et me remercie par un frémissement de la trompe qu’il laisse retomber ensuite comme une lanière sans force. Cet intéressant animal, me raconte Munasaheb, est un artiste et un autocrate. Il a des couleurs et des êtres de prédilection. Il déteste un certain bleu, par contre il raffole du jaune ; l’année dernière, son « Mahout » (cornac) l’ayant, par mégarde monté, coiffé d’un turban bleu, Bahadur entra dans une fureur insensée, le jeta à terre, le trépigna et l’étouffa de ses pieds monstrueux. On parlait de l’abattre séance tenante, mais son maître actuel, fils du défunt, s’y opposa, promettant de le corriger ; il le cajole, le calme, lui parle, ne se présente à lui que vêtu de coton ou de soie canari : mais on ne peut encore rien affirmer de sa conversion. Les deux autres éléphants sont chargés de tapis, de couvertures, de cartouches, de fusils de rechange, de harpons pour le crocodile ; les familiers et les domestiques s’arrangent aussi comme ils peuvent entre les bagages et les armes. Bahadur porte les chasseurs, mon frère et moi. Le firman le frappe violemment sur le crâne, il s’accroupit très docilement, son gros corps pantelant, ses défenses éblouissantes cerclées d’or effleurant le sol. Il faut escalader sans échelle cette masse grise et ce n’est pas très facile. Je monte la dernière. L’énorme pied que Bahadur retourne en l’air sert de tremplin ; puis à l’aide de la queue, des cordes qui attachent la banquette sur son dos, je me hisse à la force des poignets et des genoux ; les princes me tendent des mains secourables, et je finis par m’installer entre deux nababs tout vêtus de soie orange. Nous sommes six assis dos à dos, les pieds pendant de chaque côté des flancs de l’éléphant. Nous nous ébranlons pour pénétrer dans une jungle courte et chevaucher à travers les champs de riz, les villages de boue couverts de torchis, d’immenses vacants arides, plantés d’arbres nains dont les feuilles plates paraissent jaunes et appétissantes comme des crêpes ; les tourterelles mouchetées, les oiseaux aquatiques tourbillonnent au-dessus de nos têtes ; les princes ont chargé leurs fusils et les coups de feu partent à droite, à gauche…, partout où ils aperçoivent poil ou plume. Ils tirent à dos d’éléphant ; au premier abord, cette fusillade éclatant à dix centimètres de moi me surprend très désagréablement, bientôt j’imite la passivité de Bahadur, qui, sans témoigner aucune frayeur, s’évente avec un rameau d’arbre arraché. La chasse se poursuit pendant une partie de la matinée. Lorsque les princes abattent une pièce, deux ou trois domestiques qui remplacent les chiens, vont fouiller les buissons et, armés d’un couteau, ils égorgent les volatiles que les princes n’ont fait que blesser, pour satisfaire la loi musulmane qui interdit à ses fidèles de faire servir à leurs repas des volatiles