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En Bengale


28 MAI.


Aujourd’hui, nos hôtes désolés à l’idée de notre prochain départ, ont voulu clore la série des spectacles qui se sont déroulés à nos yeux émerveillés, par une chasse spéciale au Bengale : la chasse au crocodile. Il n’est bruit ici que d’un énorme saurien. auquel l’exagération populaire prête des dimensions incroyables ; on lui attribue la disparition de plusieurs buffles, d’un troupeau de chèvres, d’un enfant ; la religion elle-même est mise en danger par la présence du monstre, dans un lac consacré aux ablutions dont les fidèles, terrifiés, n’osent plus approcher. C’est une nouvelle tarasque, et tel saint Bertrand, dont la face de bois sourit là-bas en sa vieille cité du Comminges, nous partons pour délivrer la contrée de l’animal oppresseur. La journée s’annonce couverte, les rayons du soleil n’ont point encore dispersé les senteurs de la nuit et une buée légère, d’une ténuité de travail d’araignée enveloppe la campagne. Il fait doux. La voiture roule entre des haies de lantanas, dont les fleurs de safran fleurissent de calices odorants le chemin étroit, que les bambous balayent de leurs branches pleurantes. Dans les sous-bois de manguiers, les canas et les patates douces s’étalent comme une marée verte de feuilles luisantes et touffues ; les écureuils gris, striés de noir, viennent grignotter sous les sabots des chevaux des mangues pourries et quelques grains de riz ; ils ont les plus jolies mines du monde avec leur air futé, leurs yeux noirs brillants comme du jais, le frétillement insolent de la queue dont ils accompagnent leur fuite lorsque nous passons.

De grands singes café au lait gambadent par bande de dix à quinze dans les banians enchevêtrés, se poursuivent, ricanent, nous lapident de fleurs et de bois mort. Il n’y a pas à dire, ici l’animal est dieu ; il le sait et il en abuse. Le moustique s’acharne, le tigre fait trembler, le babouin a des temples, le bœuf sacré pèse sur le budget, la chèvre ensorcelle, le chameau discute, et le malheureux humain passe ses jours à concilier cette création dont il devrait être roi. C’est ainsi qu’arrivés au croisement de route où nous attendent trois éléphants hauts comme de petites maisons, Badahur-Gash, Sultan-Gash et Tagroun-Peari, le cornac s’excuse de ne pas les faire saluer suivant l’usage ; une longue attente les a, paraît-il, tellement énervés, que le conducteur affirme qu’ils traduisent leur mécontentement par de petits cris de colère. Les mains pleines de fruits, de gâteaux tirés de nos provisions, nous allons humblement présenter nos excuses aux pachydermes énormes dont la face triangulaire s’éclaire d’une lueur d’avidité. Bahadur-Gash, auquel je fais de timides avances, consent à