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En Bengale

solitaire, auquel l’appât de quelques roupies a fait quitter son ermitage ; chacun de ces acteurs apporte à la scène ses habitudes personnelles, ses gestes, ses jeux de physionomie ; si cela manque un peu d’unité, l’impression du réel, du vécu n’en est pas moins saisissante.

Le théâtre, chez les indigènes, n’est plus de la fiction, mais de la vie.

Le genre de la pièce n’a que deux variantes : la féerie ou la comédie religieuse, entremêlée de couplets, de simulacres de ballets ; le goût populaire préfère celle-ci à tout autre.

Pendant un entracte, les musiciens favoris des princes font leur apparition. Coiffés de turbans musulmans, ils ont l’air guerrier et promènent sur les spectateurs un fier regard, ils saluent très bas et s’accroupissent dans le rayon de lumière douteuse d’une lampe juive. L’accompagnateur, un grand diable robuste, débale un curieux instrument en bois représentant un paon, la queue déployée, qu’il tient comme un violoncelle. À ses côtés, un joueur de « tumboora » promène ses doigts nerveux sur une mandoline taillée dans l’écorce d’un fruit énorme, semblable aux grenades. La table, en racine de bambou, se continue par une canne de même bois fendue dans la moitié et qui dépasse de plusieurs coudées la tête de l’artiste. Un autre indigène s’absorbe dans la résonance monotone que produisent ses doigts rouges de henné, en frappant un tambour fermé aux extrémités par des peaux de chèvres. Le chanteur mime et comédien à la fois se place légèrement en avant de ses compagnons ; c’est lui l’attraction principale, le numéro sensationnel de la soirée. Un accompagnement violent, agité, tout de trilles, de gruppettos, d’arpèges, soutient sa voix nasillarde qui expose en une longue série de couplets la supériorité de la musique vocale sur l’instrument. Il chante à pleins poumons, soulignant les passages décisifs de jolis gestes narquois et distingués. Il en appelle aux princes et leur demande d’ordonner aux mandolinistes de jouer à leur tour pour mesurer l’excellence de leur profession. Des étoffes de soie brochées, vertes, pailles ou cerises, les enveloppent, des galons d’argent ou de cuivre brillent à leurs turbans, égayés de bouquets de soucis et de jasmins. Leurs vêtements sont un mélange unique de couleur, d’or et de crasse. Le rythme vigoureux des marches musulmanes succède aux ritournelles lentes et criardes dominées par un leit motive obtenu en touchant d’un seul doigt une corde spéciale. Les princes écoutent, en prenant des poses abandonnées, mais pleines de grâce, leurs pensées sont mélancoliques, leurs yeux se fixent parfois sur les portraits des aïeux qui ont combattu et régné