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En Bengale

ment, dans le groupe, une hostilité se déclare ; une main s’appesantit sur mon pied, des doigts de fer me serrent la cheville. Je regarde cet agresseur, dissimulé dans les plis vaporeux d’une gaze d’argent, et je reconnais, non une ennemie, mais une alliée : la femme du prince Muna. Elle murmure d’une voix imperceptible : « baïto, baïto » (reste). Dans ses beaux yeux pleins de prière, je lis un secret émoi, un ardent désir de me retenir auprès d’elle. Pour la satisfaire, je m’assieds à ses côtés. Nous chuchotons longtemps comme deux pensionnaires, car je comprends difficilement ce qu’elle essaie de m’expliquer.

Le nom de « Wasiff » Saheb, plusieurs fois répété par elle, finit par attirer mon attention, et la ressemblance, qui m’avait frappé en entrant, fait la lumière dans mon esprit. Cette femme, couchée dans des soies souples, est l’image du prince héritier ; le fils aîné du Nabab. Est-ce sa sœur ? La princesse secoue la tête négativement. Sa mère ? L’enfant se penche vers moi, et, toute frissonnante de crainte respectueuse, elle me dit : Oui, c’est ma « bonma » (belle-mère).

Je ne puis arriver à comprendre comment l’épouse favorite du vieux Nabab, mère de ses trois fils, se trouve dans ce palais, séparé par toute la largeur du parc de son harem, où la confine habituellement sa propre volonté et la force d’une coutume religieusement observée parmi les musulmans.

Sa voix éraillée, qui donne un ordre bref, interrompt mes suppositions. Une femme se lève, disparaît pendant quelques instants et revient portant une magnifique pipe en or. Le pied de ce « hooka » en métal précieux, a la forme d’une cloche renversée, l’intérieur est rempli d’eau de roses, et une sorte de tube en cristal de roche le surmonte comme une cheminée dont le bout, un godet en pierres précieuses, contient le feu, et le « chillum », mélange de sucre brut et de tabac. Un long tuyau d’aspiration en mailles de soie très serrées, adapté à un orifice de la cloche, se déroule comme un serpent et passe de main en main.

On présente le narghilé à la bégum qui me l’envoie aussitôt avec ses salutations et l’assurance de son inaltérable amitié. La fumée, traversant le liquide de la pipe, devient extraordinairement fade et écœurante, aussi, après en avoir tiré une bouffée, je l’offre cérémonieusement à la princesse Muna.

Une sorte d’animation règne maintenant dans la salle, les princesses, membres et la famille, se sont rapprochées de la couche de leur souveraine et forment à sa beauté une auréole lumineuse de pierreries, touchante de respect ; tandis que les caméristes, accroupies sur leurs talons dans les coins de l’appartement, jouent aux osselets en dévorant gloutonnement des goyaves.