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En Bengale

importune, une idée subite, qui la faisait réfléchir, puis elle consent à me dire sa vie. Aux premières lunes du Rhamadan, elle aura quinze ans ; depuis deux moussons, le prince Muna baise ses lèvres ; elle l’admire, l’aime, le vénère au-dessus de toute créature humaine à l’égal d’un dieu. Son nom est le premier qu’elle offre à la bénédiction d’Allah, au matin en s’éveillant, et si son bien-aimé consent à lui lire un chapitre du Coran, la prose inspirée émeut plus délicieusement son âme. De sa religion, le point le plus clair, proéminant, est la grandeur de Mahomet, la douce et mélancolique histoire de Fatima, dont le sang coule dans ses veines et dans celles de son mari qui est en même temps son cousin. Elle se rapproche de moi mystérieusement, pour me conter la grande joie de son existence : le prince Muna n’a pas d’autre femme, elle le possède sans partage. Si jamais une rivale brisait cette jolie trame d’amour…, les petits poings de l’enfant se crispent, de sa bouche souriante où se creusent des plis de dureté, tombe comme une fleur vénéneuse, le nom d’un poison. Son imagination naïve lui représente le monde en dehors du zénana comme un élément de dangers physiques incalculables ; l’idée qu’une femme y puisse circuler librement, à pied, le visage découvert, examinée, détaillée par tous les regards paraît odieuse à sa pudeur. Une fois seulement, elle a franchi l’enceinte de ses appartements pour aller à la tombe d’un Saint Iman, demander un fils ; mais des esclaves la portaient en litière close, dérobée à tous les yeux par des rideaux de soie. Ce jour-là, elle a vu la rivière, une nouveauté pour elle, des chevaux et des êtres humains différents de ses femmes et de son époux. Parfois, la tristesse s’empare de son cœur ; elle n’a pas d’enfant ; alors, passionnément, elle enlace de ses bras minces les bambins des autres qui grouillent dans le soleil et des larmes perlent à ses longs cils… Je sais toute son existence ; elle se tait, soucieuse.

Le jeune interprète, fatigué, va retrouver ses camarades de jeux ; nous ne pouvons plus rien nous dire maintenant, d’autant que les suivantes sont revenues, familières, indiscrètes, cherchant à l’entraîner dans une partie de cache-cache. Auparavant, il faut satisfaire une autre fantaisie, elles veulent me déguiser, me transformer en princesse musulmane ; pour la circonstance, je m’appellerai Zubeidha comme la femme du Grand Calife de Bagdad. Il serait inutile de résister.

Le prince Muna et sa femme occupent dans une aile du harem trois petites chambres basses, étrangement garnies de « machams », espèces de planchers d’ivoire élevés de terre sur quatre pieds d’argent sculpté. Des tabourets de paille de riz dorés, de coffres en cuivre ciselé où s’empilent les étoffes, les bijoux, les