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En Bengale

indigène et l’humble métier qu’il tenait des dieux et de ses pères.

Nous nous arrêtons à un carrefour de routes pour demander la direction d’un hameau que les cartes indiquent comme possédant un dak bungalow. Nous nous faisons difficilement comprendre, mais un enfant (la nouveauté les séduit toujours) offre de nous conduire à une station de chemin de fer, où nous pourrons nous expliquer. Le chef de gare, un digne « babou » qui prend le frais, vêtu d’une légère mousseline blanche drapée autour des reins et de son cordon sacré, écoute à peine nos questions, il n’a d’yeux que pour la machine, il voudrait savoir pourquoi nous levons cette manette, pourquoi nous ouvrons ce robinet, à quoi sert ce levier, il s’essaie à déchiffrer les marques des essieux, des phares, il épelle consciencieusement la plaque à l’avant, puis, avec un mépris superbe, il nous dit : Oh ! French…

Néanmoins, il nous renseigne. Nous sommes à Kancharapara. Un chemin raviné par les pluies de la saison dernière contourne le village : c’est celui que nous devons prendre pour arriver à Ranaghat, distant de 40 kilomètres. Il s’est levé un vent chaud, dans lequel tourbillonnent des essaims de moustiques qui nous emplissent la bouche et les oreilles ; la campagne se fait déserte, uniformément ensemencée de riz, de patates douces dont les feuilles luisantes donnent par endroit à la plaine grise et sèche un aspect de parc.

Avant de pénétrer dans les fourrés voisins qui se profilent encore nettement dans la clarté mourante du jour, le chauffeur allume les phares.

Il devient impossible d’avancer autrement qu’à une vitesse très ralentie, la route n’étant qu’un chemin gazonné, emprisonné entre deux murailles de jungle épineuse, infranchissable, derrière lesquelles s’agite la vie animale avec une expansion brutale que n’entrave point la présence de l’homme.

Des ornières se creusent davantage, sillonnant de rides profondes le sol, envahi par une végétation folle de palmiers nains, de sagoutiers, de dattiers dont les feuilles pointues et blessantes comme des lancettes nous frappent au visage.

Des vautours repus du cadavre en décomposition d’un bœuf, tombé là, piqué par un serpent, montent une garde hideuse autour de la carcasse rongée, tandis qu’un chacal éperdu s’enfuit à travers les buissons, se heurtant à une idole informe, placée par la piété publique au pied d’un arbre pour éloigner « budg », ce hideux démon qui égare les femmes dans les sentiers inconnus et dévore les jeunes filles attardées au retour des champs. La nuit est venue complètement ; la lune monte lentement dans le ciel assombri,