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Un Devin


BHAVANAGAR, 31 DÉCEMBRE.


Notre ami, le Dewan, m’a proposé aujourd’hui de livrer les lignes de ma main à l’appréciation d’un astrologue. Cette distraction entrant fort dans mes goûts, j’accepte, et vers le soir, le chiromancien fait son apparition. C’est un Brahme maigre, à la figure anguleuse, décharnée, au regard effrayé et fatigué. Il paraît très discret, réservé, serré dans un « doothy » de mousseline blanche et une veste de drap noir. Il a la tête roulée dans une écharpe verte et jaune. Son fils, âgé de treize ans, l’accompagne et s’instruit. Il n’est pas de ce pays, mais du Sud : de Madura, la ville des temples mystérieux, d’où l’on l’a fait venir à Bhavanagar, pour établir l’horoscope d’un petit prince qui vient de naître. Il est célèbre dans cet art devinatoire très prisé par les Indous, étudié dans le code sacré des Shastras védiques et professé héréditairement. Il prédit les événements par année, par mois, par jour. Il hésite à prendre ma main, son regard inquiet m’interroge ; je lui fais signe qu’il peut me toucher et son délicat doigt noir suit la ligne de ma paume ouverte. Il a d’imperceptibles mouvements de surprise, d’émoi, ses yeux s’agrandissent, une expression d’intense tristesse les assombrit, ou bien le rire s’épanouit sur sa bouche. Sans rien dire, il écrit en caractères Tamouls, avec une main estropiée, tenant son crayon entre des doigts informes. Après avoir examiné mes pieds, mes mains, les plis de l’intérieur du coude, il m’annonce à peu près ce que prophétisent tous les devins : des joies, des douleurs, des deuils, de l’amour, mais il donne à ces révélations le caractère grave d’une science religieuse et l’expression poétiquement emphatique des Orientaux. Pour me prédire la tranquillité financière, il dit joliment que « je chevaucherai sur un éléphant jusqu’à mon dernier soupir ». Ayant terminé l’horoscope, il se lève avec une grande majesté, reste quelques instants pensif et tire de son turban un jade, gravé de mots sacrés, qu’il me donne. « Avec ce talisman, ajoute-t-il, tu connaîtras le cœur et les pensées secrètes de ceux qui l’approchent, porte-le et n’oublie pas le serviteur qui te l’offre ».