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À Travers l’Inde en Automobile


JASDAN, 23 DÉCEMBRE.


Hier, le chef Katti de Jasdan, un chef pauvre, un hobereau de Kattiawar, a marié le même jour son fils aîné à deux femmes, deux sœurs jumelles. Le Takoor a reçu avec une extrême cordialité des Européens, ses amis personnels ou ses relations diplomatiques parmi lesquels M. R……, agent politique anglais, nous avait fait réserver des tentes au camp, mis par le Prince à la disposition de ses invités.

De Radjkot, une des capitales du Kattiawar où s’arrête le chemin de fer, l’on ne peut arriver à Jasdan qu’en voiture ou en charrette à bœufs. Nous parcourons au gré du conducteur pendant de longues heures, l’immensité rocailleuse de plaines rousses, incultes, que coupe parfois un lit de rivière desséchée. Pas un cri d’oiseau, pas un appel humain ne rompt la monotonie du lourd silence qui pèse sur la terre ravagée, mourante des caresses brûlantes du soleil-roi. Aux approches de rares villages, perdus dans une floraison géante de figuiers de Barbarie, quelques chèvres feu et noir dévorent les raquettes épineuses, sous la garde mélancolique d’un pâtre à l’œil ardent et sec comme son domaine aride. Cette terre des Kattis, nés, dit la légende, d’un bâton fiché dans le sol, demeure éternellement pour eux une esclave stérile, méprisée et abandonnée ; tremplin des petits chevaux fougueux avec lesquels ils parcourent les plaines embrasées, les yeux fixés dans la direction du soleil levant qu’ils adorent.

Par la campagne désolée, cheminent de longues files de piétons en habit de fête. Un bâton noueux soutient leur marche, apesantie d’indolence et de chaleur ; les femmes, vêtues de soie rouge lamée d’or, portent sur la hanche de jolis marmots parés de colliers et de bracelets en cuivre ou en nickel. Ils disparaissent dans les nuages de poussière crayeuse soulevée par le galop des chevaux pomelés qui nous entraînent vers Jasdan. Certains se courbent jusqu’à terre, dans le « salam », le front caché des deux mains. Sous un bouquet de banians ombreux, un groupe de femmes se sont assises ; elles pèlent des mangues juteuses qu’elles mangent avec du riz ; des chiens étiques se roulent dans une mare boueuse, en compagnie d’un troupeau de buffles gris, dont les mugissements redoublés emplissent la solitude d’échos de tonnerre. De tous les points du territoire de Jasdan les sujets du Prince sont en route pour la capitale, où doit avoir lieu, suivant l’usage, une distribution quotidienne et gratuite de crêpes, de sucreries, de riz et d’avoine à tous ceux, sans distinction de castes, qui se présentent au palais durant les fêtes.