Page:Faydit de Terssac - À travers l’Inde en automobile.djvu/162

Cette page a été validée par deux contributeurs.
150
Les Sables du Radjputana

Il n’y a certainement pas de façon de voir plus différente entre les Orientaux et les races d’Occident, que leur conception réciproque de la nature, Nous l’aimons large, puissante, vivante et vivace avec des horizons infinis, eux, la veulent rétrécie, tutorée, placée dans un cadre d’architecture délicat et ciselé. Dans ces enclos emmuraillés qui accompagnent invariablement les demeures princières, la voix de la terre est étouffée. La poésie champêtre ne murmure pas dans l’écoulement factice des eaux, contenues par des berges de marbre, l’âme des saisons ne peut faire vibrer les arbustes trop taillés, éternellement verts, et les fleurs languissent entre les bordures d’ivoire sculpté. L’œuvre de Dieu est réduite aux proportions d’un chef-d’œuvre humain. Les jardins des Indous, tels leur somptuosité et leurs arts, provoquent rapidement la lassitude. Le désir de s’attarder qu’on éprouve parfois en passant devant une chaumière enfouie dans les blés verts et les pommiers en fleurs, ne nait jamais dans l’âme parmi cette profusion monotone de couleurs violentes et de parfums entêtants.

En sortant du palais, à l’extrémité d’une des rues principales, nous rencontrons une noce, véritable arc-en-ciel mouvant qui se déploie au soleil, à l’accompagnement de cuivres bosselés, frappés par les musiciens avec des contorsions grotesques.

Des femmes et des hommes ouvrent la procession, portant une minuscule table en papier vert ou rouge couverte de fruits, d’ustensiles de ménage, également en papier, entourées de petites bougies de suif. Deux animaux en carton rose, dont les formes hésitent entre le cochon et le cheval, précèdent une dizaine de « syces » qui ont peine à maintenir de superbes chevaux arabes aux brides d’or et d’argent, les jambes entravées de bracelets et d’écharpes de soie rouge. Les plaques de leurs colliers qui s’entrechoquent, la musique qui les suit affolent ces pauvres bêtes ; certains hennissent et se cabrent, mais personne ne s’émeut, pas même les bayadères qui marchent en bande impertinente. Dans leurs plus beaux atours les yeux très faits, l’air alangui, ruisselantes de bijoux, elles chantent d’une voix criarde et monotone suivies et dirigées par les barnums sur de courtes cithares.

Une débandade d’amis, de parents, de simples curieux, se bousculent derrière les danseuses : jeunes et vieux, figures claires ou bronzées ; le clerc lettré, vêtu d’une veste européenne, coudoie le radjput dédaigneux, ceint de son épée ; l’homme de peine, en turban rouge ou bleu, frôle le commerçant, qui traîne difficilement son embonpoint et ses « laks »[1] de roupies ; les femmes se

  1. Un lak vaut 100.000 roupies.