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À Travers l’Inde en Automobile

gravement les confiances qui se livrent à eux ; discrètement, leurs mains sèches palpent les roupies d’argent, puis ils étalent des morceaux de carton ou de bois parmi lesquels le consultant, à l’aide d’un clou d’or choisit la carte de son destin. Dans des cages d’osier de petites chouettes attendent les clients plus aisés ; lorsqu’il désire connaître l’avenir, le charlatan, après de longues et minutieuses incantations, donne la liberté à l’un de ses oiseaux ; aveuglée, terrorisée, la bestiole voltige au hasard, et finit par se poser sur un arbre, un buisson, parfois sur une épaule humaine ou par terre. L’initiateur en conclut à l’élévation, à la décadence, à la fortune ou à la misère du naïf qui accepte cet oracle comme la voix des événements cachés. La chaussée paraît trop étroite pour le nombre de voitures, de charrettes, de chameaux et de cavaliers qui s’y croisent. Ces derniers, bien campés sur des chevaux vifs, le sabre passé dans la ceinture, galopent à travers la foule avec cette allure noble et martiale qui est l’apanage exclusif des Radjput. Cette caste, à laquelle l’Angleterre pacificatrice a enlevé son unique occupation : la bataille, conserve malgré tout la virilité guerrière. Le Radjput « anachronisme en turban »[1] garde, au fond de son cœur, l’amour héréditaire et insatiable de la guerre, il ne peut plus tuer l’homme, alors il sert, dans les régiments anglais et essaie, par des exploits de polo et de chasse, de donner le change au sang valeureux qu’il sent frémir et bouillonner dans ses veines. Leur caractère imprévoyant, l’amour passionné du luxe, des plaisirs et du jeu, conduisent petit à petit les Maharadja Radjputs à la suppression de leur autonomie. Sous l’inculpation de gouvernement mal habile ou corrompu, l’Angleterre a vite fait de s’annexer leurs territoires, tandis que les souverains dépossédés traînent misérablement une vie inutile qu’ils abrègent par des excès de boissons et les rêves troublants de l’opium.

Le Maharadja actuel de Jaïpour a bien conservé la mentalité de ses ancêtres ; comme eux, amateur d’un grand déploiement de richesse lorsqu’il dût, en vassal, se rendre au couronnement d’Édouard VII, il fit frêter un navire spécialement réservé à sa famille sur lequel on embarqua plusieurs centaines d’hectolitres d’eau du Gange destinées à ses ablutions quotidiennes. On approche difficilement ce potentat. Vers la fin de l’après-midi, il traverse parfois sa capitale à cheval ou en voiture ; très entouré d’officiers, de Cipayes, il passe comme un météore dans un étincellement d’acier et de pierreries, il n’accueille que rarement les Européens, tout en les autorisant à visiter ses fameux palais et leurs jardins.

  1. Ruydiard Kipling, From sea to sea