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À Travers l’Inde en Automobile

est sa patrie, son nom, le nombre de ses femmes et de ses enfants, tous renseignements que l’étiquette indienne autorise le premier venu à se faire donner. Kodah, d’un air entendu, s’adjuge comme ville natale Calcutta, la capitale. Ce titre de citadin impressionne, paraît-il, les villageois ; puis il s’emporte contre la polygamie, il discute, il disserte et finit par démontrer que plusieurs femmes coûtent très cher, qu’elles constituent un luxe de riche ; il ajoute que lorsqu’il aura fait fortune, alors seulement il prendra les cinq épouses autorisées par le Coran.

Si sa femme le laisse indifférent, son fils, par contre, est l’unique et vraie passion de sa vie. C’est pour lui qu’il thésaurise et a consenti à quitter son hameau bengali ; l’image du bambin de deux ans qu’il a laissé, jouant devant sa cabane, le guide comme un phare à travers les petits ennuis du métier, sa pensée évoque constamment ses grâces enfantines et parfois des larmes de regrets sincères et émouvantes roulent sur ses joues cuivrées, en caressant les mioches qui s’ébrouent autour des bungalows.

Il vient aujourd’hui me demander l’autorisation d’assister à la fête célébrée par les ouvriers indigènes ces jours-ci, et qui, malgré la puérilité de ses rites, reste touchante et caractéristique de l’humilité des âmes indoues.

Afin de propitier la force aveugle du hasard qui transforme parfois en instruments de mort leurs machines et leurs outils, ils les adorent. La lime et le marteau, dont ils se servent pour se procurer une maigre pitance quotidienne, prennent à leurs yeux l’importance d’une personnalité bienveillante et hostile. La religion des basses castes leur ayant appris qu’ils étaient dépendants pour le bien et le mal des dieux, des objets, des animaux sacrés qui les entourent, ils ont fini par perdre conscience de la puissance humaine. Toutes les grandes usines chôment annuellement quelques heures pendant la dernière semaine de septembre, pour permettre aux travailleurs indigènes d’organiser le « Poudja ». À Jamalpur, ils décorent de guirlandes, de fleurs, de tresses de feuillages, les tours, les marteaux d’acier, les moules de cylindre ; ils piquent des herbes des pampas, des bouquets de lotus, des branches de mimosa, entre les machines à étirer et à broyer le fer. Ils effeuillent des pétales de roses, des gardénias sur les longues tables d’ajustage ; ils s’assoient par terre, autour d’un feu de « nim », l’arbre tutélaire et entonnent un chant plaintif noyé par le roulement des tambours et l’éclat des cymbales. Un « jogui » brahme attise le foyer et récite des versets des Védas auxquels les assistants répondent en jetant du parfum sur les flammes. Des concombres, des aubergines, des fruits disposés en tas savoureux sont distribués à chacun lorsque le feu s’éteint. L’officiant marque