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À Travers l’Inde en Automobile


JAMALPUR, 10 SEPTEMBRE.


Dans la demi-obscurité de la véranda, un petit individu maigre, grêle, frissonnant « salam » humblement et se tient devant moi les mains jointes. C’est un cuisinier qui voyage avec nous, car les dak bungalow sont encore plus démunis de personnel que de meubles. Kodah, fidèle du Coran, a trente ans, une seule femme, un fils, un amour désordonné du voyage, une honnêteté presque parfaite ; il baragouine quelques phrases d’anglais et possède d’élémentaires notions d’art culinaire. Un léger défaut de langue nuit à sa diction, mais la vivacité de son imagination supplée par la grâce des figures et des aphorismes à sa conversation balbutiante. Il m’appelle couramment : « La perle de ses yeux », « une rose confite dans du nectar » ; mon frère est « le puissant Saheb dont la bouche distille la mansuétude », le chauffeur même, malgré quelques coups de pieds qu’il lui administre libéralement, « brille de l’éclat de l’or. » Une timidité de lièvre et une sordide avarice se partagent l’âme de Kodah. Comme tous les poltrons, il a le verbe haut, le geste menaçant lorsqu’il traite avec plus faible que lui ; arrogant, impérieux avec le menu peuple, il prélève sur les « boxis[1] » que nous le chargeons de distribuer, un courtage d’un quart de centime par « annas ». Il profite de notre faible connaissance de la langue pour donner des ordres en notre nom et y ajouter de sa propre initiative, des injures ou des recommandations bizarres. L’astuce qui sommeille dans toute âme musulmane triomphe chez lui les jours de compte. Très décemment vêtu d’un pantalon et d’une redingote de mousseline blanche, une calotte de même étoffe posée sur le crâne, Kodah, obséquieusement, me rappelle qu’il attend des « piças ». Il produit une infinité de bribes de papier couvertes de chiffres nettement alignés par un écrivain public ; au premier abord, un total considérable m’étonne et ma surprise augmente invariablement en parcourant le détail conçu en ces termes :

Un « pie » pour du fil à coudre, un quart d’anna pour du cirage, un centime à un fakir pour empêcher les mauvais sorts, etc., etc. » Décidément, tout cela est si minime que l’on n’y peut rien reprendre et cependant, lorsque Kodah, changeant de pied comme un cheval dans le pas espagnol, aspirant bruyamment entre ses dents serrées, reçoit son dû, je puis être assurée que les trois quarts de la somme vont « à sa sœur », appellation familière de la danse de l’anse aux Indes. Kodah mènerait une vie de rêve avec nous si le « Dhobie » et le barbier n’empoisonnaient sa tranquillité.

  1. Pourboires.