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que mal sur les mots hâtivement forgés où son action s’est appuyée. Les poèmes de l’individualisme referont le monde social. Quand l’individu est si fort qu’il tend à tout absorber, c’est qu’il a besoin d’être absorbé lui-même, de se fondre et de disparaître dans la multitude et l’univers.

La peinture française, depuis cent ans, a rempli la même tâche. Elle est méconnue, encore, surtout par les Français. Elle est un des miracles de l’Histoire, comparable aux plus surprenants. Elle a produit dix hommes de génie, plus que le grand siècle hollandais, ou flamand, ou espagnol, autant que les grands siècles italiens. Elle est apparue précisément au lendemain de l’expansion révolutionnaire sur l’Europe, offrant aux âmes silencieuses la force de libération qu’apportait l’élan des armées républicaines aux appétits légitimes des peuples et aux idées de leurs pasteurs. C’est grâce à cet élan qu’elle est venue en France, et non ailleurs, comme c’est grâce à la lutte de l’Allemagne pour se reconquérir contre Napoléon, que la grande musique allemande, par Richard Wagner, a fermé son cycle héroïque. L’explosion sentimentale longtemps refoulée a la couleur pour expression. L’Europe conquise, l’Orient entrevu, entrent en tumulte dans l’émotion sensuelle des Français. Le rêve romantique et le réalisme classique se heurtent et se mêlent en France, où l’Italie et l’Allemagne se rencontrent pour la troisième fois. Et c’est ici que la Renaissance du Sud et la Renaissance du Nord se confrontent pour affirmer un accord définitif.

Cet accord, que consacre la peinture française — c’est l’éternelle destinée de la France d’équilibrer, dans une divine mesure, la vie diffuse du Nord et l’intelligence du Sud — Rubens l’avait réalisé une heure. Par lui, l’esprit de Michel-Ange rejoignait l’humanité de Rembrandt pour définir, dans l’œuvre la plus instinctive, la plus spontanée, la plus animale, mais aussi la plus permanente de la peinture par son indifférence à tout ce qui n’est pas l’objet et le mouvement, la mission européenne dans sa profonde unité. Sous peine de mort, le Nord de l’Europe devait accepter de s’assimiler la pensée