auteur, à corriger la précédente, à achever une pensée qui ne s’achèvera pas. Il refait sans cesse son travail, en le modifiant sur les points qui, dans le travail antérieur, ne rendaient qu’imparfaitement sa sensation ou sa pensée. Quand l’homme s’interroge et s’efforce, il ne change pas vraiment. Il ne fait qu’écarter de sa nature ce qui est étranger à sa nature, et en approfondir ce qui lui appartient. Ceux qui brûlent leur œuvre avant qu’on ne la connaisse parce qu’elle ne les satisfait plus, passent pour être doués d’un grand courage. Je me demande s’il n’y a pas plus de courage à consentir à n’avoir pas toujours été ce que l’on est devenu, à devenir ce que l’on n’est pas encore, et à laisser la vie aux témoignages matériels irréfutables des variations de son esprit.
Te n’ai donc pas plus supprimé la première Introduction de ce volume que les chapitres qui la suivent, où l’on trouvera pourtant aussi des idées que j’ai grand peine à reconnaître aujourd’hui [1] . Je ne puis changer le visage qui était le mien il y a dix ans. Et si même je le pouvais, serait-ce contre celui qui est le mien à l’heure actuelle ? J’y perdrais, sans doute, car il est maintenant moins jeune. Et qui sait si on ne hait pas, justement parce qu’on est plus vieux, les signes de la jeunesse dans son propre esprit, comme on dédaigne, à force de les regretter, les souvenirs de la jeunesse dans son propre corps ? En tout cas, haïssable ou non, on ne peut modifier les traits d’un visage sans détruire du même coup l’harmonie du visage entier et compromettre, de ce fait, les traits du futur visage. Car la plupart des idées que nous croyons constituer notre vérité présente ont précisément pour origine celles que nous croyons constituer notre erreur passée. Quand nous considérons un de nos ouvrages d’autrefois, les passages qui nous frappent le plus sont ceux que nous aimons le moins. Nous ne voyons bientôt plus qu’eux, ils nous fascinent, ils nous masquent l’ouvrage entier. Le livre refermé, ils nous
- ↑ Les variantes que j’ai introduites dans cette édition nouvelle - additions ou soustractions - n’ajoutent ni ne retranchent rien au sens général de l’œuvre. Elles portent à peu près exclusivement sur la forme.