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ma sécurité. J’ai donc écrit sur l’art grec, le moins mystique qui soit, avec une passion mystique. Et par conséquent, par amour pour l’art grec, j’ai passé à côté de lui. Parler d’une œuvre équilibrée et mesurée sans équilibre ni mesure, c’est la trahir. C’est la couvrir de ridicule en voulant la faire aimer.

Cependant, j’avais lu L’Origine de la tragédie. Mais on lit les plus profonds même - et peut-être surtout - des livres, avec l’intention arrêtée de n’y rien apprendre. Avant trente ans, dans tous les cas, quand on croit tout savoir. Et si, dès ce moment, j’avais saisi l’intention grandiose de Nietzsche, qui est d’accorder, dans une minute immortelle d’oscillation de l’esprit, la faculté dionysienne de jour et de souffrir de l’emportement des instincts et la faculté apollinienne de les comprendre et de les maîtriser à la lumière de l’intelligence, les éléments essentiels du problème m’échappaient. L’habitude acquise et l’éducation sont si fortes que, voulant laver l’art grec de la vieille accusation de « sérénité » qui nous a, si longtemps, empêchés d’en épouser la vie ardente, je parvenais irrésistiblement, et malgré moi, à exagérer sa fadeur. Le poison de moralité pesait sur moi, comme il pèse sur presque tous les hommes pour obscurcir leur jugement sans purifier leur cœur. Je n’ai pas dit expressément, mais j’ai suggéré sans cesse que les Grecs furent d’autant plus grands qu’ils furent moins immoraux. Sans cesse, j’ai parlé d’effort et de lutte pour l’agrandissement de l’homme, invoqué le mythe d’Hercule pour symboliser le génie grec. Mais je n’ai pas dit ni voulu dire ce que conditionnait cet effort, contre quoi s’exerçait cette lutte, ni de quels abîmes d’horreur le mythe d’Hercule est sorti. L’art grec, pour moi, bon Européen d’avant-guerre, était même alors qu’on me démontrait, même alors que je savais le contraire, un absolu d’ordre esthétique en qui l’ordre moral se confondait à mon insu. Sa perfection me dérobait le vaste monde, son visage poignant, son incertain devenir. J’en voulais même au christianisme de l’avoir remplacé. Et je pressais anxieusement le fruit desséché du génie