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say fut le premier et le plus magnifique des lions ; il fut leur Brummel. Ils sortirent des salons de la grande bourgeoisie balzacienne pour pulluler comme des rats et se répandre dans tous les trous de province. Il ne fut pas de boutique en France où ne trôna au comptoir un lion et à la caisse une lionne. Les deux furent des personnages essentiellement romantiques ; quand ils n’arrivaient pas à se faire admirer par leur costume ils recouraient au suicide. Ils ne sortaient pas du domaine des excentricités. La littérature et le théâtre romantiques empruntèrent largement à cette humanité délirante ; on eut le Lion amoureux de Frédéric Soulié, un autre Lion amoureux de Ponsard, le Lion empaillé de Cozlan, les Lionnes pauvres, d’E. Augier et E. Fournier, et nombre d’autres. Tous les artistes et les littérateurs qui ne se tinrent pas à l’écart du « monde » et connurent le succès, furent plus ou moins des lions, de 1830 à la fin du IIe Empire.

A côté des lions « par calcul et par spéculation » de la littérature balzacienne, il y eut les lions par vanité, par sentimentalisme, et surtout par snobisme, parce qu’ils se seraient cru déshonorés s’ils n’avaient pas été aussi sots que tout le monde. Flaubert a dit du lion A. de Musset : « Le Parisien chez lui entrave le poète, le dandysme y corrompt l’élégance, ses genoux sont raides de ses sous-pieds… » Eugène Sue, qui affectait de mépriser la royauté de 1830 mais sollicitait une invitation aux chasses du duc d’Orléans, disait : « C’est à sa meute que je me rallie… » L’espèce dégénéra de plus en plus pour passer au gandin, au petit crevé, au gommeux, au smarteux, qui firent du snobisme une véritable cour des miracles, en attendant que la Guerre « régénératrice » de 1914 lui fît prendre des aspects encore plus calamiteux.

Avant de voir les aspects d’aujourd’hui du snobisme, constatons qu’il ne persévère, comme toutes les formes de la sottise, que parce qu’il a, d’une part ses convaincus, ses fanatiques, ses badauds, ses dupes, ses héros, ses martyrs, et, d’autre part, ses farceurs et ses parasites. Marcel Boulenger a écrit sur le « snobisme des gens du monde », ceci : « Le snobisme n’est point du tout, dans le monde, une sorte de manie légère, gentille, aimable, mais au contraire une passion sérieuse, violente, dévorante, secrète et perpétuelle, un feu caché qui couve chez les plus fins, alors qu’il gronde et fulgure chez les plus naïfs, une fureur qui les mènerait à tuer père et mère pour être familièrement reçus dans tel ou tel salon, ou afin d’entrer au Jockey. Il se pourrait que le snobisme fût dans le « monde » la seule passion vraiment profonde, irrésistible, et d’ailleurs assez pure — car que veut atteindre un snob, sinon un véritable idéal, et que huit fois sur dix il s’est formé lui-même ? » — Soulignons que ces lignes sont tirées du journal de l’ « élite mondaine », le Figaro (19 mai 1928), car malgré l’atténuation de la dernière phrase, on pourrait dire que nous calomnions le « monde ».

Cet « idéal » que le snob se forge ainsi, sans être bien difficile sur sa qualité, et encore moins sur ses moyens, est habilement reforgé pour le faire produire à l’infini par des exploiteurs qui « se paient la tête de l’humanité », n’ayant d’autre idéal, eux, que de téter avidement les mamelles gonflées de la sottise. Les circonstances ont permis d’étendre cette exploitation à toutes les classes sociales. A défaut d’autres réalisations démocratiques, la Guerre a indiscutablement apporté celle-là. Si on est prêt chez les « gens du monde », à tuer père et mère pour être reçu par les douairières du « noble faubourg », ou entrer au Jockey-Club, on y est encore mieux prêt dans les « milieux » où se recrute « l’aristocratie républicaine » et où l’exercice du revolver est devenu un sport aussi officiel et national que familial et moralisateur.

Constatons encore, pour faire exacte mesure au

snobisme, qu’il peut être bon quand il s’attache — oh ! sans le faire exprès ! — à quelque chose de bien. Cela lui arrive sans effort d’intelligence, puisque sa nature est de ne rien comprendre ; il y a là un hasard heureux, comme lorsque la pluie arrive quand les cultures sont menacées par la sécheresse. Ainsi, le snobisme a imposé de grands artistes que la routine académique, et l’ignorance qui la suit, auraient accablés. Le cas le plus typique est celui de Wagner en France. Le snobisme nationaliste, hérissé d’aveuglement et de haine, se dressa une première fois contre lui, à l’occasion de Tanhauser, en 1861. Les snobs du Jockey-Club réussirent à le proscrire sans vouloir l’entendre. Ils voulurent recommencer en 1891 contre les représentations de Lohengrin. Malgré la mobilisation des marmitons de M. Déroulède, ils échouèrent cette fois devant le bon sens public. Le snobisme devint alors wagnérien. (Voir Symbolisme). Il le demeura jusqu’en 1914 où il exhala ce cri du cœur par la voix d’un ministre des Beaux-Arts : « Enfin, je vais pouvoir dire que Wagner m’em… ! » Depuis, le snobisme wagnérien est à la dérive, comme les intelligences ministérielles.

Dans un autre ordre d’idée, le snobisme a adopté de nos jours, le Nudisme. N’aurait-il pour résultat que d’obliger les gens à se laver pour ne pas montrer à nu un épiderme crasseux, que ce serait une bonne chose. Mais le snobisme fait du nudisme une exhibition pas toujours décrassée et souvent dangereuse pour la santé des simples « piqués » de la mode qui s’exposent aux troubles organiques les plus graves. Chez ses protagonistes, le snobisme nudiste entretient le luxe poissonneux et la prostitution esthétique des « têtes de phoques » et des « peaux rouges », équivoques cabotins des plages où ils s’étalent sans beauté et sans pudeur.

Il n’y a que l’insanité qui n’em… jamais le snobisme même ministériel. Il y est dans son élément, aussi est-il de plus en plus la forme exhibitionniste du muflisme grandissant. De la minorité aristocratique, il est passé à la majorité ochlocratique et il est curieux de le voir à travers des journaux qui en publient des Éloges. On a écrit entre-autres : « Aucune hypocrisie ne lui semble négligeable (au snob) ; aucun mensonge blâmable, aucune ostentation ridicule. Il s’agit de paraître et encore plus de se défendre. » Paraître et se défendre non seulement excusent tout le reste, mais ils font du snobisme une vertu et une discipline sociales que « tout le monde » doit suivre. On voit que snobisme mondain et snobisme populaire sont dignes l’un de l’autre.

Dans ses précédents avatars intellectuels, le snobisme avait été successivement byronien, baudelairien, nietzschéen, ibsénien, barrésien, mallarméen, bergsonien, etc… En art, il fut décadent, cubiste, futuriste, dadaïste, etc… En tout, il fut fumiste, poseur et gobeur, sous des prétentions à la supériorité de l’esprit. Le snobisme actuel a fini de s’embarrasser d’esprit et d’intellectualité. Il est protéiste en ce qu’il adopte toutes les idées lui permettant de tirer parti de la situation. Il prend tous les visages, celui de Mussolini et d’Hitler, aujourd’hui ; demain, s’il le faut, il sera bolcheviste, comme il fut cosaque en 1815 et en 1894. Il s’intoxique de cocktails, de morphine, de cocaïne ; il fait de la pédérastie un perfectionnement social et un moyen d’arriver dans un monde où il n’y a plus que des bas-ventres. Il est devenu aussi superstitieux que les Négritos africains, mêlant par un amusant éclectisme la Vierge, Saint-Christophe, Nénette et Rintintin. Il fait bénir ses chiens et ses automobiles. Il mettra bientôt la corde de pendu à un prix inabordable pour les petites bourses.

Mais le snobisme actuel est par dessus tout admirateur de la « belle brute » militaire et sportive. M.