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Nous renvoyons aux mots : Amour libre, amour en liberté, camaraderie amoureuse, chasteté, cohabitation, inversion sexuelle, malthusianisme, néo-malthusianisme, mariage, monoandrie, monogamie, obscénité, onanisme, pudeur, prostitution, symbolisme érotique, etc…, pour le développement des thèses esquissées ci-dessus.

Certains camarades nous ont opposé qu’il est à redouter que la libre discussion de la question sexuelle, la réduction des relations sexuelles à un pur geste de camaraderie conduise à la prostitution ( ?). Ils prenaient prétexte d’une carte postale ou d’un papillon souvent réédité par la tendance individualiste anarchiste, sur laquelle on lit cette maxime : « Qu’on prostitue son cerveau, son bras, ou son bas-ventre, c’est toujours la prostitution et l’esclavage. » Mais ce n’est pas une apologie de la prostitution sexuelle. Ces quelques lignes veulent, au contraire, dire que l’ouvrier, adversaire de l’exploitation, qui se fait exploiter cérébralement ou musculairement, commettrait une grossière erreur s’il s’imaginait « moralement » supérieur à la pierreuse qui raccroche les passants sur le trottoir. Car l’on est favorable ou hostile à l’exploitation. Que ce soient ses facultés cérébrales ou sa force musculaire ou ses organes sexuels que l’on fasse exploiter, ce n’est qu’une question de détail. Un exploité est toujours un exploité et tout adversaire de l’exploitation qui se fait exploiter se prostitue. Je ne vois pas en quoi est supérieur à la radeuse ou à la femme entretenue, l’humain qui, adversaire de l’exploitation, accomplit toute la journée derrière une machine, un geste d’automate ou s’en va soutirer à une clientèle de petits mercantis des commandes pour son patron. Ce qui constitue l’état de prostitution, ce n’est pas le genre de métier, c’est le fait qu’on gagne sa vie par des moyens contraires à ses opinions ou renforçant le régime qu’on professe combattre.

Jamais je n’en ai été aussi convaincu qu’en assistant un jour à une « sortie » de l’Arsenal, à Toulon. Dans ce troupeau d’ouvriers se bousculant pour sortir le plus rapidement possible de leur « bagne », il se trouvait un grand nombre d’hommes qui s’affirment non seulement hostiles au système d’exploitation de l’homme par l’homme ou le milieu, mais encore irréconciliables adversaires de la guerre. S’ils sont sincères, s’ils éprouvent une horreur véritable et raisonnée de ce mode brutal et bestial de solutionner les conflits internationaux, ils conviendront eux-mêmes qu’ils se prostituent en accomplissant une tâche quotidienne qui est en contradiction flagrante avec leurs convictions les plus intimes. Ne serait-il pas du plus haut comique d’entendre ces malheureux stigmatiser la femme qui gagne son pain en jouant « la comédie de l’amour » ? Ils jouent, eux, une comédie sinistre, une comédie dont le dernier acte se déroule sur des ruines et des cadavres. Je songeais, en les voyant s’éparpiller dans les rues de cette ville, que jamais la prostitution n’a mené, en cinq ans, vingt millions d’hommes à une mort cruelle, stupide et le plus souvent ignominieuse. Il se peut qu’ici et là quelque décati, abusant de ses dernières forces, succombe entre les bras d’une prostituée ; toutes choses considérées, cela vaut autant que d’agoniser des jours durant accroché à des fils de fer barbelés… A la vérité toute exploitation a pour réponse ou pour contrepoids une prostitution, même quand il s’agit de l’exploitation en vue d’obtenir les utilités les plus nécessaires à la vie.

Donc nous n’établissons pas de différence entre les diverses prostitutions : celle de l’intellectuel, celle du manuel, celle de l’ouvrière ès-joies sensuelles. Cependant, il est une maxime insérée également sur papillon ou carte postale, diffusée également par les individualistes et qui éclaire notre attitude sur la question de la prostitution sexuelle : « Le mariage et la prostitution sont les deux termes d’une même opération. Seule est rai-

sonnable la liberté sexuelle, seul est logique l’amour libre. » Nous mettons sur le même pied le mariage bourgeois et la prostitution. Et c’est justement parce que nous proposons et exposons des thèses se rattachant aux conceptions de la liberté sexuelle et de l’amour libre que nous n’admettons pas la prostitution sexuelle comme « moyen de débrouillage ». Nous sommes adversaires de la « prostitution » au même titre que nous sommes adversaires du « mariage » — selon la conception bourgeoise — ce sont des opérations entachées de vénalité. Comme nous sommes adversaires de la prostitution de la pensée, d’ailleurs. Nous ne saurions par exemple considérer comme l’un des nôtres, comme un compagnon, quelqu’un qui écrirait ou parlerait ou se conduirait « en individualiste anarchiste » parce qu’il y trouverait occasion de gagner de l’argent, alors qu’en son for intérieur, il considérerait l’anarchisme comme une erreur, une sottise ou une chimère. Dans le milieu social actuel où tout est objet de vente et d’achat — où c’est la possession des signes monétaires qui commande obéissance, respect, estime, dignités, possibilités de jouissances de toutes sortes, nous voulons — tout au moins en ce qui concerne les produits de la sensibilité amoureuse — rester en dehors de la corruption et du mercantilisme ambiants.

Il est suffisant que la plupart de nos camarades soient forcés de vendre, de louer ou de sous-louer leur intelligence et leurs bras, de s’employer au bureau, au magasin, à l’atelier, au chantier ou ailleurs — il est amplement suffisant qu’ils s’abaissent, pour gagner leur croûte quotidienne, à servir d’instruments et d’outils aux dirigeants et aux exploiteurs, — nous ne voulons pas aller plus loin dans la voie des concessions et des pis-aller. Aucun idéalisme, aucun spiritualisme ne nous fait mouvoir. C’est assez concéder et voilà tout ! En matière de sexualisme pratique, — qu’il s’agisse de l’amour envisagé « sexuellement » ou « sentimentalement » — notre individualisme anarchiste refuse de se laisser contaminer par l’infection de l’arrivisme ambiant.

Il y a des prostitutions auxquelles nous ne pouvons pas échapper sans risquer de mourir de faim, c’est vrai. Mais, tout de même, nous pouvons renoncer à celle-là sans risquer l’absolue misère : elle n’est pas indispensable à notre conservation. D’autant plus, nous y revenons, que si nous voulons faire des manifestations amoureuses ou érotiques un procédé ou une méthode qui nous rende meilleurs camarades les uns à l’égard des autres, nous n’admettons pas, par contre, qu’on en fasse un objet de vénalité que le premier des archistes venu peut se procurer dès qu’il y met le prix. Et qu’on ne vienne pas nous dire que la compagne individualiste-anarchiste à notre façon fera de la propagande auprès du bourgeois qui paiera bon prix le sentiment ( ?) qu’elle feindra d’avoir pour lui. Allons donc ! Ce bourgeois poli et aimable, libéral et sympathique, en déduira que, chez les anarchistes comme ailleurs, on vend tout ce que l’on peut vendre… l’amour comme le reste. Ah ! la jolie propagande !

Je vais plus loin : les raisons qui précèdent impliquent que l’individualiste à notre façon qui se liera à une prostituée, cela peut arriver, fera tous ses efforts pour l’arracher à la prostitution. En vain m’objectera-t-on les tempéraments spéciaux qui se prostituent « par goût ». Dans un milieu où la camaraderie amoureuse, franche, vraie, est la coutume, ils rencontreront toutes les occasions de satisfaire les dits goûts, physiquement ou sentimentalement parlant, sous tous leurs aspects.

Ceci dit, je suis prêt à reconnaître que l’absence de « camaraderie amoureuse » dans nos milieux, ou sa mécompréhension, ou sa falsification a pu ou peut justement conduire certains hommes au mariage, certaines femmes à la prostitution. Mais ces exceptions ne