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daux, et avec eux du servage, devint effective. On comprend que les privilégiés défendirent avec une fureur désespérée leur « droit » de vivre du travail des autres ; ils n’avaient jamais vécu autrement. Il y avait chez eux une sorte de sincérité venant d’un état de choses très ancien, dont ils étaient les bénéficiaires mais dont ils n’avaient pas été les auteurs. Ce qui se comprend moins, c’est qu’ils trouvèrent tant d’appuis dans la nouvelle classe dominante, la bourgeoisie, qui n’était rien et allait être tout, suivant le mot de Sieyès, grâce à la Révolution. Mais le Tiers État qui ne cherchait qu’à dominer la mêlée, fut indifférent à la condition du rachat. Composé, dans sa plus grande partie, de citadins bourgeois, il ignorait généralement ce qu’étaient les droits seigneuriaux et le sort de la population rurale ; il ne comprenait pas davantage l’état de révolte de ces paysans qu’on l’incitait à considérer comme des voleurs et des brigands. Il ne comprit ces choses que lorsqu’il vit le principe de la propriété, de sa propriété, menacé et il devint alors contre-révolutionnaire aussi férocement que les autres ordres.

Alors que le paysan-serf n’arrivait pas à payer chaque année toutes les redevances dont on l’accablait, l’Assemblée Nationale fixait le rachat au denier 30, c’est-à-dire à trente fois les redevances annuelles ! C’était rendre le rachat impossible et maintenir indéfiniment les droits seigneuriaux. Le 10 août 1789, l’Assemblée Nationale prenait des mesures contre les paysans qui refusaient de payer les dîmes, abandonnées en principe six jours avant. Il fallut toute la ténacité révolutionnaire des paysans et l’état d’insurrection permanente où ils se tinrent, malgré les plus sauvages répressions, pour qu’ils ne payassent plus ces dîmes à partir du 1er janvier 1791 et que, par la suite, les droits féodaux fussent complètement abolis. Comme l’a dit Kropotkine, les paysans furent « la grande force de la Révolution ». Sans eux, qui avaient un but positif à atteindre, la « conquête de la terre », et que la démagogie politicienne ne dévoyait pas comme les citadins par une logomachie fumeuse, la Révolution aurait peut-être fait complètement faillite. En attendant le résultat final, « le servage devint constitutionnel », suivant le mot de Marat. La Déclaration des Droits de l’Homme, en proclamant « la propriété inviolable et sacrée », justifiait la résistance féodale et les exigences du rachat. Malgré tous les principes qui l’animaient, elle maintenait en fait la servitude contre tous ceux qui n’avaient pas la faculté de devenir propriétaires. C’est ainsi que la Révolution ne supprima pas le servage ; elle en changea seulement les formes. Elle fit l’homme libre en droit, elle le maintint serf en fait. (Voir Propriété et Liberté).

Le servage proprement dit, le servage féodal, subsista légalement jusqu’en septembre 1791, lorsque l’Assemblée Nationale abolit irrévocablement « les institutions qui blessaient la liberté et l’égalité des droits », parmi lesquelles étaient toutes les formes du régime féodal. Mais une autre forme de servage n’établissait pas la distinction des citoyens « actifs », les propriétaires-électeurs qui faisaient les lois, d’avec les citoyens « passifs », les prolétaires-muets qui les subissaient. Le paysan, entre autres, n’eut plus ce droit, qu’il possédait avant la Révolution, de discuter des affaires communales. Mais il n’était plus un « serf », il était un « homme libre » !… Il ne fut libre que dans la mesure, encore très aléatoire, où, bravant l’anathème de l’Église et les violences aristocratiques, il put acheter des biens du clergé ou des émigrés devenus « biens nationaux », et être à son tour propriétaire. Seulement, sa petite propriété demeura en échec devant les grands domaines maintenus ou reconstitués sur lesquels s’établit le nouveau servage paysan du fermier, du métayer, du valet de ferme et du journalier, quand l’Empire, puis la Restauration, eurent défi-

nitivement assuré la sécurité de la grande propriété bourgeoise. Seule la loi agraire donnant sans condition la terre à tous ceux qui pouvaient la travailler, aurait rempli les véritables buts de la Révolution : mais il eût fallu supprimer la propriété, instaurer le communisme terrien, et Robespierre lui-même disait de cette loi proposée par les révolutionnaires avancés, qu’elle était « un absurde épouvantail présenté à des hommes stupides par des hommes pervers ».

Ce ne fut que par la loi du 11 juin 1793 que les communes purent reprendre aux nobles les terres communales qu’ils s’étaient appropriées frauduleusement. Un décret du 17 juillet 1793 abolit définitivement les droits féodaux, sans rachat. Mais ces mesures tardives, dictées par la peur de nouvelles insurrections paysannes, n’eurent que des demi-résultats. Un an après, le 27 juillet 1794, ce fut le 9 thermidor, c’est-à-dire la réaction. Le 20 mai 1795, la Convention abrogeait la loi du 11 juin 1793, et les communes qui n’avaient pas encore repris possession de leurs terres en furent définitivement dépossédées. La noblesse avait perdu ses droits féodaux ; il lui restait la propriété qu’elle partageait avec la bourgeoisie. Non seulement elle s’était assuré la conservation de la plus grande partie de ses domaines, mais encore, lorsque les circonstances le permirent, elle eut la possibilité de réclamer ce qui n’avait pas été vendu comme « biens nationaux ». C’est ainsi que le 5 décembre 1814 fut votée la loi sur les biens des émigrés, et qu’aujourd’hui encore on voit la République soucieuse de rendre à leurs descendants les biens qui ne furent pas vendus. Il existe pour cela une commission spéciale dont un décret tout récent, du 11 février 1933, a complété la composition par la nomination de deux membres. La République a plus d’égards pour les fils de ceux de Coblentz qui mirent la « Patrie en danger » en 1792, que pour nombre de ceux qui la défendirent en 1914 et revinrent mutilés.

La grande propriété, demeurée bourgeoisement intangible, permit, avec le développement industriel et commercial, la création d’une nouvelle féodalité, celle des comptoirs, des usines et des banques. Parallèlement se forma un nouveau servage qui pesa sur tous les prolétaires, ceux de la campagne et ceux de la ville. Oh ! Certes, l’homme est libre, comme le dit la Déclaration des Droits de l’Homme. Tous les hommes sont libres, comme ils sont tous frères suivant les préceptes évangéliques. L’homme peut, en principe, aller et venir, changer de domicile, de pays, de profession, se marier, avoir une famille, économiser, réaliser une fortune et, fut-il le plus chétif, aspirer aux plus hautes destinées. Il n’est plus « taillable et corvéable à merci » ; il n’y a plus personne qui ait sur lui droit de vie et de mort. Il vit dans une République « qui peut se permettre d’élever au plus haut degré de la hiérarchie sociale le plus humble de ses enfants », comme dit lyriquement M. Alexandre Varenne devenu satrape colonial. Mais il n’a, en fait, d’autre liberté que de mourir de faim ou de se faire emprisonner ou mitrailler s’il a la prétention, étant pauvre, de choisir librement son travail, de discuter librement de ses conditions d’existence, de ne pas se soumettre à la « rationalisation » industrielle, à l’exploitation de l’atelier, à l’insolence du patronat, à la grossièreté de ses chiens de garde, et s’il ose participer à un refus collectif de travail, à une grève, à une manifestation. La faim impose à l’homme libre d’aujourd’hui un servage aussi lamentable que les droits féodaux au serf d’autrefois. Et, dans son inconscience, le prolétaire se gargarise le plus souvent de cette liberté démagogique au nom de laquelle il est le « peuple souverain ». Il n’est plus un esclave et plus un serf. Hélas !… Si l’esclave, qui travaillait sous le fouet et qu’on mettait en croix, si le serf, qui était « taillable et corvéable à merci », si tous ceux qui n’étaient que du « bétail humain » revenaient