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un air intelligent, à ce qui les fait bailler (voir Snobisme). Le snobisme, qui veut régenter le goût, ignore le mot de Vauvenargues : « Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût » : il faut avoir du sentiment, de la sensibilité. Aussi, convient-il de faire des réserves sur une esthétique qui sépare le Beau du Bien, la nature du divin, la matière de l’esprit. La véritable science, comme le véritable instinct du Beau et du Bien, ont fait justice de ces phantasmes qui n’eurent jamais d’autre but que de favoriser la prédominance et le parasitisme des prétendues « élites » sociales. Ils tendent, aujourd’hui, à s’imposer plus que jamais grâce à la veulerie et à la complicité de ceux qui se posent en représentants de l’esprit.

La véritable esthétique est celle qui est à la fois sensible et intellectuelle dans le but de réaliser la véritable perfection rationnelle. Elle ne sépare pas l’esprit de la matière ; au contraire. Comme l’a écrit Elie Faure : « L’esprit n’atteint l’esprit que si la matière s’y prête. Non pas uniquement la matière visible, mais la matière sensible, le son, le mot, le symbole mathématique. » Et il a ajouté : « L’esprit n’est que rapports entre des éléments solides, organisation de ces éléments solides dans une harmonie continue dont l’amour est le mobile et l’intelligence le moyen. Il y a un échange constant, quels que soient l’objet et la forme de notre action, entre la matière du monde que nous transformons immédiatement en esprit dès qu’elle nous touche, et l’esprit que nous nous représentons immédiatement en matière dès que nous en sommes touchés… La nourriture spirituelle, comme l’autre, devient l’homme intérieur même, qui prête au produit de l’échange les qualités qu’il en reçoit. » Le véritable sens esthétique, le seul auquel nous devons nous arrêter si nous ne voulons pas nous égarer, est celui qui donne la sensation, en le faisant comprendre, de ce « poème de la matière » qui « sature à tel point notre chair, détermine à tel point notre intelligence qu’il faudrait, pour en suivre le déploiement dans l’œuvre d’art, partir de l’allaitement maternel où une matière liquide modèle notre forme propre, pour aboutir à l’étreinte amoureuse où se révèlent, dans les échanges indéfiniment prolongés de la volupté et de la souffrance, les plus subtiles recherches de l’imagination et de l’esprit, en passant par tous les contacts que l’éducation de nos sens, l’aliment, le vêtement, l’habitat, le jeu nous infligent avec elle. » Le sens esthétique est celui que forme en nous cette « éducation subtile et continue que la matière exerce sur nos facultés de comparer, d’éliminer, d’ordonner et de choisir, même et peut-être surtout quand nous nous imaginons que notre esprit joue dans un espace abstrait dont elle a cependant, à elle seule, déterminé les dimensions. » (Elie Faure : Le Clavier.)

Hors de ces conceptions, qui établissent la profonde communion de l’homme et de la nature, on ne peut que perdre pied, soit pour s’égarer dans les nuages d’une esthétique stratosphérique, soit pour s’enfoncer dans le marécage d’un utilitarisme grossier qui est le bannissement de tout esprit et le renoncement aux splendeurs de l’intelligence. Ce sont ces deux esthétiques : stratosphérique et marécageuse, que la civilisation a développées pour faire perdre aux hommes le véritable sens du Beau en même temps que du Bien, le sens de leur harmonie personnelle et de l’harmonie collective et universelle. Car il n’y a pas de Beau sans le Bien et il n’y a pas de Bien sans le Beau. Ce qui est beau est bien et ce qui est bien est beau. Ils sont les deux conditions de la sagesse humaine. Le Bien en est la substance ; le Beau en est la splendeur. Et pour conclure sur ce sujet, nous disons ceci :

Pour être vraiment humain et remplir entièrement les conditions de sa nature, l’art doit rechercher à la fois le Bien et le Beau. S’il ne s’occupe que du Bien,

il ne s’occupe que d’une pure abstraction productive socialement de la tartuferie et du bégueulisme. S’il n’envisage que le Beau, il tombe dans les formes desséchantes et stériles de « l’art pour l’art » (voir Romantisme). Le sculpteur Jean Baffier, qui disait : « l’Art, c’est la Vie », disait aussi que l’art est « l’exaltation de la morale… la résultante de la morale dont il représente l’exaltation ». Il le voyait dans le positif, dans l’utile, opposé à l’industrie qui « évoque le luxe, le superflu, le faste, la superfétation », et il ajoutait : « L’Art noble, qui doit être en tous ouvrages, a créé chez nous de la richesse, de la splendeur, de la gloire, tout en conservant pieusement la source de la richesse, de la splendeur et de la gloire. Au contraire, le luxe industrialiste bancaire, avec son système d’exploitation insensé, sa production désordonnée pour satisfaire des concurrences folles, des ambitions démesurées, a conduit aux spéculations les plus extravagantes que l’on voit à cette heure, en œuvres inqualifiables sur les champs de l’Europe et de l’Asie, même de l’Afrique. »

C’est l’harmonie du Beau et du Bien dans l’art exaltation de la morale qui constitue chez l’homme le sens esthétique, c’est-à-dire le sens d’une vie qui lui sera belle et bonne avec d’autant plus d’intensité que ce sens excitera en lui plus de volonté de réalisation. On comprend dès lors comment une civilisation établie sur la violence et le mensonge, sur l’exploitation de l’homme par l’homme, ne pouvait et ne peut toujours pas réaliser le Bien et le Beau pour tous les hommes. On comprend comment une telle civilisation devait s’efforcer, par la dégradation et l’avilissement de l’individu, de dénaturer, de dévoyer et de détruire si c’était possible son sens esthétique, pour le rendre de plus en plus incapable d’aspirer au Beau et au Bien, de revendiquer avec toute l’énergie nécessaire une vie belle et bonne pour tous. « Qui travaillerait pour nous s’il n’y avait plus de pauvres ! » demandait insolemment Metternich à Robert Owen au lendemain de l’avortement de la Révolution Française tuée par Napoléon et ensevelie par la Sainte Alliance. Ce mot cynique est la plus implacable condamnation des boutiquiers de la morale et des pontifes de « l’art pour l’art » installés dans le parasitisme social.

Mais on ne joue pas sans risque avec le feu. Les corrupteurs ont été les premiers corrompus. Les avilisseurs de l’âme populaire, celle des pauvres qu’ils faisaient travailler pour eux, ont été les premiers avilis. Ce sens esthétique qu’ils veulent achever de détruire chez leurs exploités, ils l’ont perdu depuis longtemps. Leur avidité, leur cruauté, leur vanité publicitaire, tout ce qui a produit leur mégalomanie, leur besoin de paraître et qui en a fait ces mufles intégraux dont nous avons constaté les agissements (voir Muflisme), leur a fait perdre à tel point le sens du Beau et du Bien qu’ils sont devenus eux-mêmes, aujourd’hui, les plus sûrs artisans de leur propre destruction. Car leurs victimes, hélas ! paraissent de plus en plus incapables du « geste » libérateur dans l’effondrement parallèle de leur propre sens esthétique.

Impuissantes à réagir contre les moyens de coercition matérielle qui les accablent, ces victimes sont encore plus impuissantes devant les moyens qui scellent moralement leur esclavage. Misère matérielle, abrutissement moral ; les deux sont complémentaires, et la conséquence de l’extinction du sens esthétique inspirateur de volonté sociale. La double méthode poursuit son office. Côté du Bien c’est l’obéissance perende ac cadaver à une morale civique, religieuse ou laïque, de renoncement, de soumission, à toutes les disciplines de l’usine et de la caserne ; le prolétaire — qui forme les neuf dixièmes de la population du globe — de plus en plus rationalisé, retravaillera bientôt chargé de chaînes et sous la trique comme l’esclave antique,